Rouge profond et verres fumés

Tsutomu Yamazaki

« Être désespéré mais avec élégance »
Jacques Brel

Quel point commun entre Audrey Hepburn et Augusto Pinochet ? Les deux extrémités de l’humanité sous le voile impassible des Wayfarer : la beauté estivale d’une jeune fille jouant Moon River de Mancini ; la haine froide et meurtrière d’un militaire chilien. S’en rendre compte, « ça ouvre des abîmes insoupçonnés » et ça mérite d’y consacrer un livre. De percer le mystère du même masque fumé porté par le ténébreux Tsutomu Yamazaki dans Entre le ciel et l’enfer de Kurosawa et par Pier Paolo Pasolini dans les derniers temps de sa vie ; de sonder la destinée de Monica Vitti dans L’Éclipse d’Antonioni et de celle de Bukowski qui affirmait ne « jamais porter de lunettes noires ». D’associer la fiction à la réalité, le rêve à la révolte.

Physiologie des lunettes noires est un dialogue avec soi-même qui, d’une digression à l’autre, permet de déjouer les filatures des petits flics du sens. D’une écriture tristement joviale et essentiellement autobiographique, Jérôme Leroy élabore ainsi le parfait guide pour ceux qui, ne pouvant se soustraire à leur époque, préfèrent, de façon mélancolique et indolente, en atténuer le reflet irritant.

Une coupable frivolité

BukowskyLes esprits sérieux en conviendront : discourir sur les lunettes noirs en ces temps de crise sociale, de « réarmement moral », de guerres ethniques, d’attentats terroristes, de clash entre Joey Starr et Gilles Verdez ce n’est pas sérieux. Non, vraiment, on sent le dandy détaché des réalités qui, comme Nietzsche, veut mettre l’épaisseur de trois siècles entre lui et aujourd’hui. « Vis caché pour que tu puisses vivre pour toi, vis ignorant de ce qui importe le plus à ton époque ! » qu’il dit le Friedrich et il n’a pas tort. Car qu’est-ce qui importe le plus aujourd’hui ? Jouir sans entraves à Auchan ou la Fnac, grimper les échelons de sa boîte, acheter le dernier smartphone, faire la queue devant Starbucks, lire les philosophes de service, compenser son manque de goût par un simulacre de culture.

Quelle tristesse que cette nouvelle génération de petits bourgeois issus des carnassières années 80, celle – décrite dans la nouvelle Les Jours d’après – qui mène « une existence absurde, solitaire, aux plaisirs falsifiés. Une existence où l’argent coulait à flot et apportait dans leurs lofts luxueux et impersonnels les mêmes frustrations que chez ceux qui n’en avaient pas, d’argent. » Les Jours d’après, en voilà un savoureux recueil de contes noirs (au même titre que La Grâce efficace et Une si douce apocalypse) décrivant la fin d’un monde et l’apparition d’un autre. Une ritournelle entêtante que l’on retrouve dans quasiment tous les ouvrages de Jérôme Leroy et qui nous rend nostalgique d’un paradis perdu que l’on n’aurait même pas connu.

Cela dit, et pour rebondir sur l’affirmation nietzschéenne, nul besoin de trois siècle d’écart pour mesurer la médiocrité de l’époque. Le monde d’avant cher à l’écrivain c’est celui des années 60-70. Celui d’Eddy Mitchell chantant ironiquement « Ne changeons rien ! On vit une époque fantastique ! » et de Bardot faisant rougir le soleil devant la caméra de Vadim ou de Godard, du Doo-Wop et des Yéyé, des hussards et du néo-polar. Son idéal ? Un « communisme sexy, poétique et balnéaire », soit l’exact opposé du monde libéral, terne et puritain actuel. Et de nous conter logiquement, entre autres babioles, la communion entre ses premières lunettes, offertes par son père, et son premier amour, Violetta Moldovan, au cours d’un voyage en URSS : « Les premières lunettes, pour un myope, c’est une manière de dépucelage visuel. Sauf que l’on découvre la volupté de la ligne droite quand, dans l’autre, c’est l’apprentissage de la courbe qui nous enchante. »

Pier Paolo Pasolini durante le riprese del film Teorema, Milano, 1968. Dai monocromi al Nouveau Realisme alla Pop Art, l'arte italiana degli anni '60 rivive in una grande mostra allestita da domani alla Fondazione Museo del Corso. Riunite circa 170 opere, provenienti da collezioni pubbliche e private, per far rivivere una stagione di straordinario fermento creativo, che coinvolse, con lo stesso peso eppure in modo differente, le due capitali: Milano e Roma. ANSA/FARABOLA +++EDITORIAL USE ONLY - NO SALES+++

Partir en beauté

Signe d’un art de vivre indolent et séducteur, les lunettes noires appartiennent incontestablement à l’univers du dandysme. Appartiennent à cette galaxie noire et sensuelle : Jacques Rigaut, héros suicidaire du Feu Follet de Drieu la Rochelle ; Robespierre, sachant « profaner la beauté en faisant décapiter quelques femmes aux noms aristocratiques et au cou délicat » ; Edgar Allan Poe, affublant son personnage de La Lettre volée d’une paire de lunettes vertes permettant de voir sans être vu ; James Bond évidemment, désinvolte et violent, fringuant et patriote ; un oncle de l’auteur enfin, ex-militaire aveugle, ne quittant jamais ses lunettes noires, même au moment d’actionner le fusil de chasse posé contre son cœur.

Mais, outre l’exercice d’admiration, Leroy tire également à boulets rouges sur les fâcheux de son époque, recharge et tire encore. Cohn-Bendit : « Le parfait chien de garde. Convaincu en plus. La preuve, il ne porte jamais de lunettes noires. Il n’a rien à cacher. Ni la honte, ni le doute, ni même une joie mauvaise. Il a juste le regard bleu candide que seuls partagent les enfants sages et les assassins. ». Les moniteurs de ski : « tous prétentieux et stupides » parés « d’affreuses lunettes de soleil, d’un mauvais goût absolu, car Godardelles reflètent l’image de l’interlocuteur ». Sans compter les autres porteurs de lunettes fourbes, tels certains chefs d’établissements scolaire obséquieux et tyranniques, des moniteurs du permis de conduire sales et obsédés, certains petits commerçants racistes et quelques auteurs de polar se comportant comme le dernier des anti-fa envers leurs collègues ayant l’outrecuidance de ne pas penser comme eux.

On laissera le lecteur arpenter les autres chemins de traverse de ce petit essai tendre et ravageur en compagnie de Kennedy, J.C Ballard, Camus, Dino Risi, Fajardie, La Rochefoucauld, Clouscard, Ardisson, Baudrillard, Jack Nicholson, Bataille, Paul Valéry, Lautréamont, Guy Debord et Raymond Bankerstein le véritable inventeur des Ray-Ban. Mais chut ! La surprise accroît le plaisir et il est temps de conclure.

Car, en somme, à quoi servent les lunettes noires si ce n’est à contempler la fin du monde en toute sérénité ? Pourquoi s’en faire ? « Il y a une volupté à finir » : un bon transat, sur une plage en compagnie d’Anna Karina, ou dans un jardin parfumé par l’odeur de l’herbe coupée, un verre de vin dans la main, un bon bouquin dans l’autre et le vent chaud du soleil thermonucléaire qui vient caresser les larmes de joie dissimulées derrière cet élégant et indépassable filtre obscur.

Sylvain Métafiot

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2 réflexions sur “Rouge profond et verres fumés

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