La vie d’Akiyuki Nosaka en elle-même ressemble à un roman. Et pour cause, La tombe des lucioles est quasiment l’autobiographie d’une partie de son enfance. Orphelin de mère peu après sa naissance, il est confié à une famille d’adoption, ce qu’il découvre après la mort de celle-ci lors du bombardement de Kobe. Il survit alors de vagabondage et de vols avec sa petite sœur, dans un Japon en ruine soumis à la pénurie et au marché noir.
Envoyé en maison de correction, un stupéfiant « deus ex machina » fait effet avec la subite réapparition de son père biologique qui se trouve être le vice gouverneur de province ! Celui-ci l’envoie alors suivre des cours de littérature française à Tokyo, retrouvant ainsi une vie décente. Cependant, Nosaka abandonne rapidement ses études. Il vit alors de petits travaux, tiraillé par ses souvenirs. Il devient écrivain en 1954, et son premier roman, Le Pornographe, paraît en 1964. Ce dernier fait un scandale et le rend célèbre. Mishima l’applaudira en le qualifiant même de « roman scélérat, enjoué comme un ciel de midi au-dessus d’un dépotoir ». Nosaka est un provocateur. Il écrit une suite à son premier ouvrage en 1967 : La tombe des lucioles, qui recevra le prix Naoki l’année suivante.
Nosaka nous fait revivre l’enfer des bombardements de Kobe, qu’il a lui même vécu étant enfant. L’histoire se déroule en 1945, narrée du point de vue de deux enfants : Seita, un garçon de quatorze ans, et sa jeune sœur Setsuko, alors âgée de quatre ans. Le récit s’ouvre par la fin : la mort tragique de Seita dans la gare de Sannomiya, au milieu d’autres sans-abris. Considéré comme un moins que rien, un déchet répandu sur le sol, son corps est retiré pour être brûlé. Une fin anonyme pour une vie qui la fut tout autant, comme aurait pu l’être celle de son auteur en d’autres circonstances. Âmes sensibles s’abstenir.
Le narrateur revient alors sur le triste destin de ce frère et de cette sœur. Fuyant l’incendie de Kobe qui se déclenche suite aux bombardements de napalms, ceux-ci ont perdu leur mère dans la confusion générale. Voulant protéger sa jeune sœur, Seita lui cache sa disparition. Trouvant refuge chez une de leurs cousines, celle-ci les escroquent et les maltraitent avant qu’ils ne décident de fuir. Seita et Setsuko vont alors se réfugier dans une caverne non-loin. Sorte d’abri de fortune les éloignant de l’horreur de la guerre. Dès lors, ce lieu deviendra un refuge aux affres des bombes, un espace d’évasion et d’imaginaire peuplé de lucioles.
Cette courte nouvelle d’une quarantaine de pages est très dure et très crue. Avec une poésie toute marquée, mais cependant moins que son équivalent filmique, ce récit se fonde sur la confrontation de deux univers. Une dualité thématique qui lui donne à la fois sa cruauté et sa force : celui de la folie et de la brutalité du monde des adultes ; face à celui de la naïveté et de l’innocence des enfants. Dans un contexte de guerre, de mort et de souffrance, où le désespoir règne (qui a dit que l’amour ne pouvait apparaître sur un champ de bataille ?) le contraste est profondément saisissant. Vivre dans ce genre de monde n’est pas fait pour les enfants ; ceux-ci ont besoin de s’évader, de jouer, de rêver, et c’est ce que tentera de faire Seita : faire vivre à sa sœur la vie qui aurait dû être la sienne, celle d’une simple petite fille.
Une des plus grande originalité, pour ne pas dire singularité, de ce récit tient sans doute du langage. Le style de Nosaka est assez surprenant : il allie la langue du peuple, un argot japonais transfigurant le texte, avec une plume qui pourrait nous évoquer les longues et riches phrases de Proust, mais qui peut en rebuter plus d’un ! Ce mélange rend le récit d’autant plus poignant et insoutenable, que ses personnages parlent et s’expriment comme des individus que l’on pourrait rencontrer chaque jour dans la rue. On plonge ainsi dans le rythme de la vie des personnes soumises au rationnement avec des images parfois triviales, parfois d’une infinie tristesse, d’une profonde tendresse entre ces enfants qui errent dans le ravage des bombardement, tenaillés par cette faim qui lentement tue.
Une adaptation en film d’animation a par ailleurs été réalisée en 1988 par Isao Takahata, travaillant pour l’occasion avec le Studio Ghibli. Que dire sinon que le film est incroyablement beau et émouvant, plus poétique même que peut l’être la nouvelle originale de Nosaka. Lorsqu’il sorti en France en 1996, les spectateurs commençaient à peine à découvrir les productions d’animations japonaises, injustement méprisées et souvent assimilées aux productions répondants aux impératifs commerciaux pauvres tant statistiquement qu’esthétiquement. Le tombeau des lucioles – car tel est le titre du film en France – a causé un véritable tremblement de terre dans le champ de l’animation français de l’époque par ses scènes inoubliables empruntes d’une beauté poignante.
Tous les films de Takahata sont adaptés d’œuvres littéraires et Le Tombeau des lucioles ne fait pas exception. Là où Miyazaki préfère explorer des mondes imaginaires et merveilleux, Takahata préfère explorer la réalité du quotidien, même si cela doit conduire le spectateur à assister aux horreurs de la guerre. Ce naturalisme et cet enracinement dans la réalité sont en quelques sorte la marque de fabrique de sa filmographie. Ce film a d’ailleurs été récompensé de nombreuses fois, notamment par le prix UNICEF pour son message de paix et au festival du film de Moscou.
« Que Le Tombeau des lucioles soit un film d’animation ne signifie pas qu’il doive épargner le spectateur. La guerre est une chose monstrueuse, horrible. Des enfants meurent. Pour ce film, j’ai recherché une manière simple mais directe de montrer les choses, la mort. »
Une nouvelle raison de s’intéresser au cinéma d’animation et aux mangas, afin d’apprécier un genre s’affinant avec le temps, mais de plus en plus boudé par le cinéma traditionnel.
Clément MORAND