« Beethoven est mort alors que tant de crétins vivent… »

Prélude de l’engouement pour la musique

QUAND_JE_PENSE_QUE_jaqu_schmittLa musique classique. Un art tout particulier qui ne se fait pas apprécier de tous. Il est dit que lorsque l’on écoute un opéra pour la première fois, deux attitudes se révèlent : soit l’on perçoit la beauté et l’énergie que le classique dégage soit on reste de marbre. Dans le deuxième cas, la meilleure chose à faire serait alors d’écouter d’autant plus de musique classique pour apprendre à l’apprécier.

Mais qu’il est alors frustrant d’être dans cette position. Souhaiter apprécier quelque chose – et quelle chose ! – sans y parvenir. Quand nous apprenons, qu’au-delà même de sa beauté, cette musique aide à la mémorisation et à la concentration… On se dit qu’une bonne cure de Mozart ne serait pas de trop ! C’est alors qu’intervient Eric-Emmanuel Schmitt. Auteur contemporain, qui inscrit son ouvrage Quand je pense que Beethoven est mort alors que tant de crétins vivent dans ce qu’il nomme « le bruit qui pense ». Ce titre lui vient d’une citation de Victor Hugo « la musique, c’est du bruit qui pense », à quoi il ajoute que c’est aussi « du bruit qui fait penser ». Ce cycle d’ouvrages inclut de grands musiciens qu’il définit comme étant ses guides spirituels tels que dans son premier livre, le compositeur Mozart (Ma vie avec Mozart) puis viendront alors Bach et Schubert.

Rassurez-vous, la musique classique n’appartient pas aux élites. Que vous ayez envie de l’aimer, de réapprendre à l’aimer, ou si vous êtes simplement curieux de savoir comment la musique peut être écrite, parcourez ce récit autobiographique – reprise dans une pièce en comédie-monologue – sur la recherche de l’éloignement ressenti par l’auteur avec Beethoven. Beethoven qu’il eut tant aimé durant son adolescence.

Le compositeur maudit

« –  Savais-tu que Ludwig van Beethoven était tellement sourd qu’il a cru toute sa vie qu’il faisait de la peinture ?

– Et toi t’es tellement con que tu as cru toute ta vie que tu étais intelligent. »

Kiki van Beethoven

Tout le monde a eu écho de l’histoire de Ludwig van Beethoven. Ce compositeur issu d’une famille musicienne, qui, avant même d’avoir 30 ans est atteint d’une maladie qui lui fait perdre l’ouïe. Un désastre pour ce prodige ! Mais au lieu de se résigner, il en vient à fabriquer des sons qu’il a perçus autrefois.

Pour ce qui est de l’amour, Schmitt nous confie que Beethoven ne voulait pas imposer son handicap à une relation, et y renonce pour cette raison. Des spécialistes insistent plutôt sur son tempérament tempétueux (que Schmitt met en avant lors de ses disputes avec le compositeur). La Lettre à l’immortelle Bien-aimée, mise en relation avec sa Sonate n°24 dédiée à la dite « Thérèse » est la description même de l’amour selon le compositeur.

Humanisme, héroïsme, optimisme

BEETHOV3 Sonate au Clair de Lune« La musique intervient dans notre vie spirituelle. Des compositeurs comme Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Chopin ou Debussy ne se réduisent pas à des fournisseurs de sons : ils sont aussi des fournisseurs de sens. Certes, ils n’utilisent pas des concepts comme Planton ou Kant ; plus vigoureux encore, ils nous atteignent ailleurs, à la racine, en dessous des raisonnements et des calculs, là où l’esprit palpite, respire, ressent. Car l’entendement auquel se limitent les purs rationalistes ne forment qu’une des couches du cerveau, pas la plus superficielle, mais pas la plus constructive. Sous les idées, les théories, les hypothèses, il y a quelque chose de mouvant qui soutient et porte le reste : les sentiments. »

Tout au long de cet ouvrage, Schmitt nous donne à voir une proximité avec Beethoven ; un premier pas pour nous rapprocher du musicien. Bien que celui-ci ne soit qu’un homme, nous pouvons le voir comme quelqu’un d’autre, supérieur de par ses exploits. Mais « Beethov », comme Schmitt aime l’appeler lors de ses entrevues avec des journalistes, est représenté comme ce qu’il est réellement : un homme. Un homme qui peut avoir des scènes de ménages avec son auteur. Ces querelles s’expliquent par la compétition que le musicien entretient avec Mozart. Selon Schmitt, « Bach, c’est la musique que Dieu écrit. Mozart, c’est la musique que Dieu écoute. Beethoven, c’est la musique qui convainc Dieu de prendre congé car il constate que l’homme envahit désormais la place. »

En prime du livre l’auteur nous offre naturellement un CD audio de certaines œuvres de Beethov’ afin de s’imprégner de sa musique et de pouvoir comprendre et entendre le texte. Mêler écriture et musique nous fait ressentir alors une explosion de sensations.

Kiki van Beethoven, de la fiction à l’essai

Quand je pense que Beethoven en mort alors que tant de crétins vivent a été écrit à la suite de Kiki van Beethoven. Ce dernier étant la courte fiction qui reprend les développements de l’essai. C’est l’histoire de Christine une femme d’une soixantaine d’années qui, après être tombée sur le masque de Beethoven dans une brocante, décide de retrouver son ancien engouement pour ce musicien qu’elle avait perdu avec le temps. Elle réapprend à aimer la vie et propage cet amour auprès de ses amies. Beethoven dans toute sa splendeur. Il remet au goût du jour ses sentiments enfouis et les émotions refoulées refont surface.

« Si l’on veut mener une vie ordinaire, mieux vaut se tenir à l’écart de la beauté ; sinon, par contraste, on aperçoit sa médiocrité, on mesure su nullité. Écouter Beethoven, c’est chausser les sandales d’un génie et se rendre compte qu’on n’a pas la même pointure. »

Le problème qui se pose avec ce prodige réside dans le contraste entre le message qu’il propage et nos vies. Bien sûr l’optimisme est et restera le fil conducteur de Beethov, mais, la difficulté intervient à partir du moment où l’on voit ce qu’il a pu produire durant son existence. Cela effraie, car nous ne pensons pas être capables de faire de même. Là se trouve toute la magie du compositeur, l’idée qu’il véhicule n’est pas d’être extraordinaire mais de rendre notre existence comme telle.

Le classique à travers le temps

BEETHOV2La musique classique se traduit aujourd’hui comme une musique réservée aux élites, mais elle inspire pourtant de nombreux styles musicaux tels que l’électro. Eh oui ! On ne peut rejeter le classique, car conscient ou non, il est bien et bien présent dans la musique que nous écoutons.

Tous les styles musicaux évoluent avec le temps. N’oublions pas que pour créer de nouveaux styles, les compositeurs se basent sur ceux déjà existants. Lavoisier nous dira « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme » (maxime empruntée en fait à Anaxagore, philosophe du Vle siècle avant J.-C.) et cette loi de conservation de la matière illustre parfaitement ce qui est à l’œuvre dans la musique.

Les grands compositeurs classiques ont été source d’inspiration pour le rock’n’roll. Il a été mêlé à de nombreux styles : la musique galloise, indienne, le blues, le rock noir américain, etc. The Beatles, Elvis Presley, Buddy Holly, Chuck Berry, Eddie Cochran, tout ce beau monde a pris ses racines dans le classique. Impensable et pourtant vrai. Plus précisément, le célèbre groupe britrock Oasis a basé ses enchaînements d’accords, ses marches harmoniques ou encore son système tonal sur les traditions classiques.

Alors non, nous ne sommes pas amenés à avoir une prise de conscience classico-musicale à la fin de cet ouvrage, mais nous ressentons l’énergie que le musicien dégage à travers son art. Cet optimiste nous aide à relativiser et à travailler dur dans nos vies et sans oublier que nous pouvons avoir des obstacles, mais ce sont ces derniers qui nous permettent de nous surpasser. Nous avons finalement la réponse implicite qui explique l’éloignement de Schmitt envers Beethoven, « les amants se séparent toujours pour les raisons qui les ont d’abord réunis ». Mais s’éloigner ne veut en aucun cas dire se séparer et ce que l’on croit avoir perdu peut refaire surface lorsque l’on s’y attend le moins.

Perrine Blasselle

Réparer les vivants : la course à la vie

Kideaz-reparer-les-vivantsHaut les cœurs ! Maylis de Kerangal a encore frappé.  L’un de ses derniers romans, Réparer les vivants, lui a d’ailleurs valu le prix « Roman des étudiants France Culture-Télérama » en 2014. L’auteur y dévoile une fois de plus sa perception de la vie à travers une histoire surprenante, que l’on se donne de lire… à cœur joie.

L’histoire débute avec trois lycéens adeptes de surf. À travers ce sport, ils cherchent le « vertige horizontal », l’adrénaline, le bonheur, ou plutôt leur bonheur. Mais, en rentrant chez eux, après la session, tout bascule. Simon Limbres, 19 ans, passe par le parebrise. Il est déclaré en état de mort cérébrale.

La mort comme tremplin à la vie

« Un patient du service est en état de mort encéphalique. Constat qui sonne comme une sentence conclusive quand pour Thomas, non, c’est un sens autre qu’elle déploie désignant au contraire l’amorce d’un mouvement, l’enclenchement d’un processus. »

Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Difficile à entendre, dur à comprendre, cette expression est un fil conducteur pour ce roman. Alors que les proches de Simon Limbres apprennent un à un la situation du jeune homme, l’émotion du texte nous transperce comme si ce drame nous arrivait personnellement. Une fois dressé le portrait de cette famille dévastée, Kerengal se joue de nous. Elle nous apprend qui sera le receveur du cœur palpitant de Simon : Claire Méjan. Une cinquantenaire, qui, étrangement, n’est pas aussi heureuse que l’on puisse croire. Un personnage dont l’attitude reste frustrante lorsque l’on sait ce qu’endure l’entourage de Simon.

Simon Limbres : nom révélateur lorsque l’on sait que les patronymes des personnages ne sont pas choisis au hasard. Se pourrait-il que notre chère écrivain lui ait dessiné son destin à travers son nom de famille ? Fort probable. Simon erre dans les limbes, ce lieu d’attente entre la vie et la mort. Mais ce n’est pas le seul Limbres. Sa mère, Marianne, est la première prévenue. Puis son père, et enfin sa petite sœur. Ce nom de famille est comme une épée Damoclès. Eux aussi sont dans les limbes, ne pouvant plus vivre comme avant après ce drame, restant dans le souvenir de la mort prématurée du garçon.

Kerangal, ou comment écrire au XXIe siècle

4341761_5_c3d2_une-illustration-de-nini-la-caille_67d7e8363d2fd704bb9b53ca2a2c3162Comment écrire à l’heure du Postmodernisme ? Cette question, déjà abordée dans un article du Gazettarium par Céleste Chevrier, donne matière à réfléchir. Il est vrai, que passer après les plus grands est un défi à relever. Arriver à leur cheville n’est pas chose aisée et arriver à leur niveau encore moins. L’innovation est de mise mais comment innover ? Kerangal a sa propre réponse. Son écriture répond clairement à notre société de consommation. Son écriture ne nous dépayse pas et le plus étonnant est qu’elle nous va bien. L’innovation ne se trouve pas forcément très loin, il suffit de regarder au bon endroit.

Dans une société où la surinformation, la communication de masse et la publicité sont les maîtres mots, les idées se perdent. C’est ce que Kerangal s’amuse à retranscrire à travers une écriture proustienne. Elle se livre à écrire des phrases interminables mais c’est sans effort que nous nous adonnons à la lecture. Pourquoi ? L’auteur écrit simplement, sans utiliser de tournures idiomatiques incompréhensibles et même si le langage médical est omniprésent ils côtoient les termes simples (mais pas simplistes) rendant la lecture fluide. Or, ce style nous est nécessaire dans une situation d’urgence comme celle qui nous est décrite. Nous sommes comme emporté au cœur de l’histoire, et nous devons garder le rythme, ne pas freiner, de peur de faire échouer cette transplantation cardiaque.

Le texte est également jonché de noms de marques vues à la télévision, entendues à la radio, défilant sous nos yeux le long des rues sur tous les panneaux publicitaires, tel Rip Curl, Oxbow, Quiksilver, O’Neill, Billabong, ou encore les incontournables Coca-Cola et Nestlé. De petits clins d’œil permettant d’ancrer l’histoire dans le réel et servant de repères à ceux qui se perdraient dans leurs pensées lors d’une description un peu trop nébuleuse.

Enfin, n’oublions pas les anglicismes ! Dans une société où l’anglais n’est pas seulement obligatoire, mais indispensable, il se diffuse dans notre langage, si naturellement que l’écrire paraît simple voire évidente. À coups de let’s go, de mecs en regular sur leur planche de surf, de rides à prendre pour se sentir vivant… Les anglicismes sont à leur place. Plus original, des musiques sont proposées par-ci par-là, tel un fond sonore qui nous aiderait à plonger dans l’histoire, où nous pourrions presque toucher les personnages, se saisissant de notre walkman dernière génération, nous écoutons Miles Davis, King of Blue ou encore Rihanna, Stay. La musique s’impose.

À cœur ouvert

reparer les vivants - kerangal« Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus – hommage à William Harvey, premier médecin à décrire, en 1628, l’intégralité du système de circulation sanguine dans le corps humain, et désignant déjà le cœur comme une pompe à effet hydraulique, un muscle assurant la continuité du flux par ses mouvements et ses pulsations. Dans le bloc, sans s’interrompre, chacun répond : amen ! »

Le cœur meurtri, le cœur abîmé, le cœur en peine, le cœur rempli d’espoir, le cœur amoureux. Cet organe vital, vu sous tous les angles, à travers chacun des personnages de ce livre est l’essence même de tout acte engendré. Chaque personnage est décrit dans toute son humanité, avec des sentiments que le narrateur omniprésent ne nous cache pas. Les paroles des personnages se mêlent à celles de ce dernier, dont on devine les sentiments, les interrogations, voire le sarcasme.

Kerengal nous fait comprendre que tout le monde a son rôle à jouer. Il n’y a pas une seule histoire, pas un seul héros ou personnage de papier, seulement des hommes avec des parcours différents, qui un jour sont amenés à se réunir. Maylis de Kerangal nous offre un livre qui met du baume au cœur.

Perrine Blasselle

Je suis comme toi

em4C’est surtout par la comédie musicale et la danse qu’il s’est fait (re)connaître. Le Roi Soleil puis Cabaret et Danse avec les stars ont été de fabuleux propulseurs dans sa carrière. Après Là où je pars en 2006 puis L’Équilibre en 2009, c’est avec un fantastique album intitulé Le Chemin qu’Emmanuel Moire nous revient. Les amateurs de musique vont apprécier : mélodies subtiles, piano, cordes, instruments synthétiques : tout y est, de la ballade au morceau plus électro. Emmanuel Moire est un as de la composition bien sûr, mais la force de ses chansons réside aussi dans ses textes, écrits par Yann Guillon (mis à part les chansons « Je ne sais rien » et « Le jour », co-écrits par avec Emmanuel Moire). La qualité des paroles est incroyablement puissante, et mérite un petit article pour elle seule.

« J’ai compris qu’un retour est enfant d’un départ »

La première chose à remarquer est peut-être l’architecture d’ordre cathédral de cet album. La première chanson s’appelle « La vie ailleurs », la huitième « Ici ailleurs », et la dernière « La vie ici ». Le Chemin est un magnifique trajet à travers des chansons plus sombres (« Venir voir », « Je ne sais rien », « La Blessure ») dans la première partie, puis des chansons plus solaires dans la seconde (« Le jour », « Mon possible », « L’abri et la demeure »). La construction en miroir n’est pas qu’au niveau des titres : les chansons se font écho, se rappellent et s’emmêlent, ce qui fait du Chemin un album très organisé et organique. Chaque chanson garde sa spécificité, peut être isolée en tant que single ou dans une playlist, mais l’album est d’une cohérence rarement atteinte en musique. En lisant les paroles, on pourrait presque suivre un roman, ou un film : preuve que la beauté n’est pas une question de genre.

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Sur Le Chemin, l’on ne peut qu’apprécier de comprendre les subtils jeux de mots, les rimes surprenantes, les ambiguïtés magiques. Jeux de mots, comme dans « Venir voir » : « J’ai mis au bord de ma fenêtre / Prêt à tomber, tous les ‘‘peut-être’’ ». Ce ne sont pas les « peut-être » qui vont tomber, ni même la fenêtre, mais juste son bord. Jeu de mot qui glisse, insoupçonnable, à l’oreille, mais qu’une écoute plus attentive ne peut s’empêcher de relever. L’intelligence de la langue est mise à profit, et c’est avec une poésie grandiose que les vers jouent avec l’ouïe. Rimes surprenantes, qui peuvent être prolongées sur quatre couplets dans d’audacieuses structures comme dans « Suffit mon amour » : a/a/b/c/b pour les couplets et a/b/c/a/a/b/c/a pour les refrains. Yann Guillon ne cède pas à la facilité des a/a/b/b, mais tâche de toujours inventer des structures nouvelles, qui font sonner à l’oreille toute la musicalité du langage. Les ambiguïtés magiques, comme on les entend dans la magnifique « Ne s’aimer que la nuit », une des plus belles chansons de l’album : « On pourrait faire l’amour / Mais l’amour, c’est fait de quoi ? ». Le jeu sur les deux sens d’« amour » n’est pas fortuit dans une chanson qui s’interroge sur ce gros mot, ce grand mot, dans une époque où la sexualité est aussi importante, voire plus, que les sentiments. Est-ce que l’alchimie des corps suffit ? Faut-il « se faire la cour » ou plutôt « finir chez toi » ? Toutes les possibilités sont évoquées : « Tu pourrais même / Dire que tu m’aimes // On peut aussi / Ne s’aimer que la nuit ».

« Que tu sois tout seul(e) ici, ou bien deux, ou bien cent ! »

L’autre originalité du Chemin est son recours très fréquent au pronom de la deuxième personne du singulier. Emmanuel Moire tutoie son public – il le fait à ses concerts – et cela crée une intimité très forte avec cet auditoire. L’auditeur est directement convoqué, appelé dans la chanson : « Si tu n’es pas de ce pays / Si tu n’es pas de cet avis / Ça ne fait rien ». Il n’est pas question, pour Emmanuel Moire, de se distinguer du public, d’instaurer un quatrième mur entre la scène et le public. Au contraire, toutes les stratégies de rapprochement sont employées, et « Ici ailleurs » sonne comme une célébration joyeuse de l’humanité dans ce qu’elle a de plus commun « Ici ailleurs / C’est pareil / On vit devant un seul soleil ». Une célébration réjouissante et importante dans un pays rongé peu à peu par des nationalismes et des replis identitaires.

931231_514842691909255_682306093_nLe Chemin va vers les autres. La chanson est là pour fédérer, pour faire le lien. Même si l’on peut décrire cet album comme intimiste voire autobiographique, Emmanuel Moire, via la plume de Yann Guillon, trouve ce point « profondément humain » où surgit l’Un-primordial de Nietzsche. Pour parler plus humainement et plus intelligiblement : tout le monde se retrouve dans ces chansons, pour avoir un minimum vécu les mêmes choses. L’amour, la perte, la relation aux parents, l’émoi sensuel, la peur, le malheur, la joie, le changement, la confiance en soi, l’espoir, voilà le matériau du Chemin. Même si chacun a sa vision de chaque concept, sa propre expérience de chaque domaine, il est un point où les émotions se ressemblent. Et c’est ce point que les textes, avec une précision chirurgicale, cernent, et c’est pour cela que ces chansons frappent en plein cœur.

René Girard, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, dit que la descente en soi est indissociable d’un élan vers le divin. Force est de constater que Le Chemin, bien que laïc, peut prendre une place dans le panthéon musical, mais aussi littéraire.

Willem Hardouin

Lionel-Edouard Martin : « La poésie doit transformer la chose vue en musique »

« Il n’est d’écriture que dans un ressenti particulier de l’univers, où les mots appellent, au-delà des êtres et des choses, un monde épuré de substance, où les corps sont de gloire et tiède la pierre – abolies frondes et catapultes. »
Lionel-Édouard Martin, Brueghel en mes domaines

20130827_5498Vous êtes l’auteur d’une vingtaine de livres et malgré une reconnaissance critique indéniable vous demeurez quasiment inconnu du grand public. Comment expliquez-vous cela ?

Je crois qu’il y a plusieurs raisons à cela. La première serait de dire que je n’écris pas pour le grand public. L’autre raison est que je publie dans des maisons d’éditions qui, sans être confidentielles, sont moins distribuées que certaines autres maisons de plus grande importance. Sur la vingtaine de livres que j’ai écrits il doit y avoir pour moitié des romans, qui sont ce qu’ils sont. L’autre moitié on peut les appeler des poèmes s’il l’on veut. Moi j’appelle ça des proses poétiques courtes. La poésie actuelle en France est peu lue, méconnue, les maisons d’édition peinent à faire connaître les auteurs. Évidemment, on peut citer quelques poètes contemporains qui ont une petite notoriété auprès du grand public. À côté de ce qu’on peut appeler « les grands ancêtres », comme Yves Bonnefoy, les gens de ma génération sont un peu méconnus.

Cela est-il dû à la rigueur et la richesse, peu communes, de votre prose ?

C’est toujours difficile pour un auteur de se prononcer par rapport à cela. J’aurais tendance à dire que je ne sais pas écrire autre chose que ce que j’écris. Je n’ai pas envie d’écrire autre chose que ce que j’écris. Cela ne pose pas, a priori, d’état d’âme. Cela en pose, en revanche, pour mes éditeurs quant aux retours sur investissements [rires]. Pour un auteur c’est tout de même un souci que certaines maisons d’édition acceptent de prendre le risque de publier ce qu’il écrit. Toute la question est là. J’ignore si c’est à cause de la difficulté de mon écriture qui tranche un peu par rapport à d’autres écritures contemporaines sans doute plus simples ou plus faciles à lire. Aujourd’hui on aime une écriture plus compacte. Mais ce n’est pas pour autant que tous les auteurs se conforment à cette espèce de moule que l’on veut imposer, c’est-à-dire sujet/verbe/complément et c’est tout. Il semblerait que cela soit plus facile à lire, qu’un certain vocabulaire pauvre doive s’imposer s’il l’on souhaite toucher un public plus large. Moi je ne sais pas faire cela. J’ai besoin d’avoir un vocabulaire précis. Le français est une langue riche autant faire avec. Certes, en employant une métaphore musicale on pourrait me demander : pourquoi ne pas jouer de plusieurs instruments ? Le flûtiste que je suis répondrait : il faut quasiment toute une vie pour maîtriser toutes les possibilités d’un instrument. Par exemple, si l’on veut passer au jazz il y a des sonorités improbables que l’on découvre par soi-même. Pour la langue française c’est la même chose. On peut s’en servir de façon simple mais on a un instrument d’une telle richesse qu’on pourrait l’exploiter et le découvrir de toutes autres façons. Je ne vois pas pourquoi un joueur de jazz devrait jouer des mélodies simples.

1ere-de-couv_Nativite-Est-ce également dû au fait que vous ne souhaitez pas vous mêler au spectacle médiatique littéraire ?

Oui et il y a plusieurs raisons à cela. Je vis en Martinique la plupart du temps car j’y travaille. D’autre part, je ne vois pas trop la nécessité de me montrer en public. Quel sens cela peut-il avoir ? On fait parfois de merveilleuses rencontres dans certaines librairies (je pense notamment à la librairie Coquillettes à Lyon, où c’était un plaisir et un bonheur de rencontrer les propriétaires de l’époque) car on a un auditoire choisi. Mais je ne suis pas élitiste quand je dis ça : ce sont des gens qui s’intéressent à une certaine forme de littérature, qui sont conviés, qui viennent et cela donne une soirée de qualité sans être collet monté, ni guindé, mais simple et drôle. Ce sont donc des choses que je fais volontiers mais je le fais rarement. J’aime autant qu’on lise mes textes, ça me semble plus intéressant que de m’exposer en public.

Vous êtes un infatigable voyageur, vous parlez plusieurs langues, les lieux que vous parcourez inspirent et imprègnent votre poésie. Mais le plus récurrent et le plus doux des voyages est celui que vous faites en vous-même, vers l’enfance.

En effet, cela correspond à deux facettes de mon œuvrette (pour éviter d’employer le terme « œuvre »). Sur l’écriture courte je fais très souvent référence aux choses vues, aux paysages. On voit quelque chose, on ne sait pas comment ça marche, mais on transforme en mots, presque de façon immédiate, la chose vue. À un moment il y a un déclic qui se fait, une association entre ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire. Pour le roman c’est différent, on est dans une écriture plus longue qui ne peut pas être dans l’instantané de la chose vue. Le monde contemporain n’est pas vraiment une de mes récurrences. Ce n’est pas que je le fuie mais je ne sais pas ce que je pourrais en dire. En revanche, je ne sais pas si c’est une chance, mais j’ai vécu une enfance et une adolescence heureuses, celles des années 1960, dont je m’inspire très volontiers. Je dis toujours que je n’ai pas d’imagination car les souvenirs ne sont pas imaginaires. C’est assez drôle car mes parents lisent mes ouvrages et de temps en temps s’exclament : « Mais, où est-il allé prendre ça ? Tu te trompes complètement, ce n’était pas du tout là, ce n’était pas à cette époque ! Etc. » Il y a donc une déformation des souvenirs par une sorte d’imaginaire, ce que j’appellerais une invention involontaire.

20130827_5320Loin d’être cérébrale, votre poésie est sensible. La ripaille bienheureuse que vous chantez ouvre l’appétit. Une réminiscence de la cuisine de votre enfance ?

Oui et non. J’ai toujours eu une grand-mère qui cuisinait. Vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale on était dans une relation à la nourriture qui était marquée par le besoin de manger. Dans les campagnes, là d’où je viens, il y avait un rapport à la nourriture un peu oublié aujourd’hui. Ce fonds de souvenir est très présent. D’un autre côté, et j’espère que cela ne se voit pas physiquement, je suis quelqu’un qui aime la nourriture, la bonne chère. J’aime cuisiner parce que c’est matériel : choisir le produit sur le marché, acheter la matière brute (la viande, les légumes…) et à partir de cette matière on fait quelque chose. C’est ce qui est fantastique dans la préparation de la nourriture : prendre des ingrédients épars, les réunir et en faire un plat (si possible bon).

Finalement, la littérature c’est un peu de la cuisine. On va chercher ce qui nous semble bon : on fait un choix de mots, de rythmes, d’images, etc. et on réunit tout ça pour faire des phrases. Mais je ne suis pas un gros mangeur, c’est-à-dire un gros lecteur. Je ne lis pas quinze livres par semaine. Je fais une sélection de ce que je peux lire, de ce que je sais pouvoir lire et je déguste. Il doit y avoir un plaisir lent à la lecture. Il y a une dégustation à certains styles : Julien Gracq, Jean Giono, Henri Bosco. Il y a un plaisir articulatoire à la lecture de leurs œuvres. C’est comme une mastication.

Pour Nietzsche la rumination est un modèle de lecture philosophique, la faculté permettant d’élever la lecture à la hauteur d’un art.

Je suis arrivé à un âge (57 ans) où on arrête de se gaver. On ne peut plus se permettre les excès que l’on a pu faire quand on avait vingt ans. Je suis arrivé à l’âge de la relecture. J’aime bien découvrir de nouveaux auteurs (même si parmi les contemporains il y en a peu qui me semblent intéressants) mais je suis surtout un relecteur. J’ai passé l’été dernier à relire certains ouvrages de Giono et de Bosco que je n’avais pas relus depuis plus de trente ans. On se dit que c’est de la littérature pour jeunes alors que c’est faux. Il y a toute une partie de la littérature de Bosco, incroyable de force, qui s’adresse à un public adulte. Malicroix (1948), par exemple, est impressionnant par sa beauté stylistique, par sa trace très sonore, par les thèmes de la nature, de l’île, de la terre, de la culture, du corps humain… C’est un texte magnifique.

On ne lit pas de la même manière qu’il y a trente ans. C’est cela qui est fantastique dans les livres qu’on peut relire. Il y a des livres qu’on ne peut pas relire, dont on ne tirera rien à la relecture. Mais il y en a, des textes que l’on croit très bien connaître, qu’on redécouvre à tous les âges. Par exemple, je suis un proustien convaincu depuis la fin de mon adolescence (je suis tombé dans Proust quand j’avais 17 ans) et Proust est un auteur sur lequel je reviens sans cesse. On prend un des volumes d’À la recherche du temps perdu et on tape dedans, n’importe où, et on s’émerveille de redécouvrir certaines choses. C’est la métaphore du petit pan de mur jaune que Bergotte découvre au seuil de la mort sur une peinture murale.

Petit pan de mur jauneOù se situe votre œuvre dans le temps ? Nous sommes au XXIe siècle mais vous semblez nostalgique du XIXe et du début du Xxe siècle.

Je vais vous étonner, et cela peut sembler paradoxal, mais je me crois foncièrement moderne. D’une modernité certes différente que celle d’auteurs plus jeunes que moi. Mais, je trouve mon écriture plus moderne qu’on ne le croit généralement. Pourquoi ? Parce que, tout en étant relativement classique de forme, il y a toujours quelque chose qui cloche, qui boîte un peu, qui est là pour apporter une petite discordance. Par ailleurs, je suis un tenant des écrits de rythme. J’ignore si cela est bien perceptible dans ce que j’écris mais, par exemple, la question de la ponctuation intervient constamment. Sans être amateur des musiques contemporaines, je me rapproche plus de certains compositeurs actuels qui travaillent sur les questions de rythme, de leitmotiv, etc.

Il faut aussi tenir compte de la façon dont je compose mes livres. La plupart d’entre eux ne sont pas linéaires. Il y a beaucoup de non-dits dans la structure. Je ne suis pas amateur des romans qui guident, qui disent tout, ça me laisse un peu pantois. Je tends plutôt à aller vers une écriture riche et économique. Économique car on n’a pas à dire l’entièreté du monde quand on écrit un roman. Ce qui m’intéresse c’est d’avoir une écriture pensée comme économie de narration, même si elle peut parfois heurter parce qu’il y a des choses qui manquent. Il m’arrive, bien entendu, de faire des apartés, des digressions, etc. mais tout cela est pensé par rapport à ce que je veux. Ce n’est pas pris au hasard. Ainsi, si l’on y prête attention, la modernité de mon écriture peut ressortir.

Ce serait cela la musicalité de votre style : le mélange entre classicisme et une certaine modernité ?

Dans un prochain roman qui paraîtra en 2014 aux Éditions du Sonneur je fais justement référence à l’improvisation en jazz, une musique que j’aime particulièrement. La question de la musicalité, de l’accord des accords, travaille mon écriture. C’est une question que je me pose constamment. Je ne sais pas faire autrement. Par exemple, j’ai une obsession qui peut sembler bête : le hiatus. C’est quelque chose que je ne supporte pas, même s’il y en a sans doute dans mes textes.

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Sylvain Métafiot

On ne désinsectise pas son appartement à coup de Nietzsche

32_Willem_roman capitalismSa valeur marchande est dérisoire. Madame Bovary au même prix que Marc Lévy, La Nostalgie heureuse à côté de Gilles Deleuze, il y a même du Murakami au Franprix. Il n’est pas question, ici, de lancer un débat sur ce qui serait de la littérature, et ce qui n’en serait pas. Pour une fois, l’économie a raison : Flaubert a autant de valeur que Le Premier Jour. Il ne faut pas être snob au point d’ériger ses goûts pour des dogmes. Pour cet article, tout livre est de l’art potentiel. Mais de quel art parle-t-on ?

Inutile socio-économique

Sa valeur marchande est dérisoire. À tel point que la hausse de la TVA sur les livres n’intéresse aucun journaliste. Cela se comprend : en Librio vous trouvez du Racine pour deux euros. Deux euros, l’Athalie, la Phèdre, l’Andromaque ! Ce n’est pas avec cela que l’on va relancer l’économie. Surtout qu’il paraît qu’aujourd’hui « plus personne ne lit ». (Ah, si apprendre la lecture à tout le monde réduit le nombre de lecteurs, autant réserver ce savoir à une petite élite). Les musées proposent des tarifs avantageux (jusqu’à la gratuité) pour les étudiants et les seniors, et les adultes « n’ont pas le temps » d’aller voir Mona Lisa ou quelques tableaux de Nicolas De Staël. La musique se télécharge « illégalement », « on ne vend plus de CD », c’est la crise ma bonne dame. Le cinéma périclite, on ne fait plus que des blockbusters aujourd’hui, d’où l’art est exclus (il faut oublier que les dialogues de Matrix sont un copié-collé depuis Platon).

diapo1Bref, l’art ne remplit les caisses d’aucun état, c’est un accessoire, à peine aussi utile à la finance que les pacs de six barrettes mauve-fushia-rouge à Simply ou le SUPER GRATOR ULTRA-COMPACT qui vous permet de faire la vaisselle tout en vous écorchant la main.

Sa valeur sociale est dérisoire. À la pause-thé, personne ne parle d’art. Bah non, tout le monde parle de Julie Gayet, mais pas à propos des dizaines de films où elle apparaît. Ou alors de l’Amour est dans le pré, de Topchef, de Mika (ou de The Voice)… Bref, les gens ne parlent pas des « sujets sérieux qui touchent à la nature humaine » (c’est-à-dire : la mort – la crise – la décadence humaine – ah comme c’était mieux avant ; au choix). Non, bizarrement les gens évoquent autre chose, ce mot fameux qui commence par un C.

La culture

Les rapports de l’art à la culture sont trop compliqués pour les évoquer simplement. L’art se nourrit de la culture, la culture de l’art, bref, c’est comme entre les Atlantes et leur cristal dans le Disney consacré : trop flou pour être une facilité scénaristique.

Mais la culture ça ne sert à rien, même pas à briller en société, car tout le monde connaît l’adage : moins on en a, plus on l’étale (déclinable à toutes les sauces : confiture, courage, performances sexuelles). Lire Baudelaire ne vous aidera pas à trouver un boulot, écouter Tchaïkovski ne vous aidera pas à trouver un logement, pas plus que Marc Lévy vous aidera à trouver l’âme-sœur ou Rihanna à remplacer cette @#% d’ampoule qui a encore grillé.

32_Willem_a clockwork romanceOn ne désinsectise pas son appartement à coup de Nietzsche, on ne mange pas grâce à Peter Pan, on n’apprend pas comment se sortir d’embarras avec Barthes. L’art, c’est aussi inutile qu’un lever de soleil, qu’une journée de neige, qu’un baiser sous la pluie. La culture ne sert à rien, comme une poignée de main, comme les jeux, comme les émotions. L’utile ne fait jamais pleurer de joie, ne change pas la vie, ne nous renforce pas – l’utile rend la vie rentable. « Et le bonheur dans tout ça ? / On lui préférait le confort. » (Le Saut du requin, Romain Monnery, p. 239). L’art échoue à être capitaliste, car l’art est partage, empathie, sourire. S’il y a bien quelque chose d’inutile, c’est l’art.

Mais sa valeur marchande est dérisoire face à sa valeur vitale.

Willem Hardouin

Nos femmes, elles nous rendent fous !

Depuis le 24 septembre et jusqu’au 19 janvier se joue, au Théâtre de Paris, la pièce d’Eric Assous intitulée Nos femmes, mise en scène par Richard Berry qui partage l’affiche avec Daniel Auteuil et Didier Flamand.

Richard Berry et Eric Assous en sont à leur quatrième collaboration après les films L’immortel, La boîte noire et Moi César, 10 ans et demi, 1m39, avec Assous à la plume et Berry à la réalisation. Cette fois-ci, ils ont mis leur talent en commun pour la pièce Nos femmes avec Berry non pas à la réalisation mais à la mise en scène. Le rendu est stupéfiant !

Habituellement mis en scène par Jean-Luc Moreau, Eric Assous a été bien inspiré de travailler avec Richard Berry qui, par-delà la mise en scène, porte le texte avec brio !

Nos femmes

Le texte est effectivement totalement au service des acteurs, qui se subliment en l’interprétant. Pour cette pièce, Eric Assous, si friand d’intrigues amoureuses, a écrit un texte pour des hommes, aucune femme n’est présente sur scène. Quand on sait qu’il a obtenu en 2010 le Molière du meilleur auteur français pour L’illusion conjugale, on ne peut que comprendre que les relations hommes/femmes soient un de ses thèmes favoris. D’ailleurs, malgré leur absence scénique, elles sont partout présentes : dans le titre, dans un tableau absolument magnifique dans l’appartement de Max, et dans le texte… Car ce sont les femmes, leurs femmes qui vont permettre à ces trois amis de très longue date de se redécouvrir et de se dévoiler les uns aux autres.

L’ouragan d’une vieille amitié

Trois amis doivent se retrouver à 21h pour une partie de cartes. Les deux premiers, Paul (Daniel Auteuil) et Max (Richard Berry), attendent Simon (Didier Flamand) qui arrive à 21h50. En attendant l’arrivée de Simon, on découvre la personnalité de Paul, introverti, qui ne prend jamais position et recherche perpétuellement des compromis. Puis celle de Max, très cartésien, sûr de lui, autoritaire et qui n’aime que « des chanteurs morts », que le public prend plaisir à écouter de temps en temps tout au long de la pièce. À travers leur dialogue, on apprend que Simon et sa femme Estelle se disputent souvent, et c’est à ce moment là qu’arrive Simon en annonçant une terrible nouvelle : il vient d’étrangler sa femme ! Cet événement crée une petite tempête au sein du groupe d’amis. Que faire ? Le dénoncer, mentir pour le couvrir ou ne rien faire ? Simon leur demande de mentir sur son heure d’arrivée, pour ne pas qu’il soit accusé. Paul est prêt à accepter, Max non et s’en suivent donc plusieurs débats. Simon joue la carte de la compassion et de l’amitié, ce qui fonctionne sur Paul qui est prêt à l’aider « parce que c’est Simon quand même ! ». Et Max qui refuse catégoriquement. Simon s’effondre sous l’effet de l’alcool qu’il a ingurgité suite à son évanouissement et le rideau tombe, clôturant ainsi  la première partie.

La deuxième partie commence alors que Simon est couché dans la chambre, Paul et Max sont seuls en scène et la pièce atteint son paroxysme. D’engueulades en révélations, de discussions d’une femme à l’autre, les deux amis explosent et se disent leurs quatre vérités, ce qui les amène à se confier l’un l’autre et à faire tomber les masques.

Une interprétation magistrale

Nos femmes 2Cette deuxième partie prouve, si besoin était, que Richard Berry et Daniel Auteuil sont d’immenses comédiens. Pour son retour sur les planches, après sa performance dans l’École des femmes, en 2008, Daniel Auteuil est tout simplement génial. Paul, son personnage, hésitant et introverti, pète littéralement un câble une première fois pour dire ses quatre vérités à Max, qui prend une mine de chien battu hautement caricaturée pour tenter de l’attendrir ; et une seconde fois, qui le mène encore plus loin dans l’excès et la colère, lorsqu’il devient comme un fou suite à un appel de sa fille, Pascaline. Il réagit avec la même violence qu’il reprochait à Simon. D’abord calme et discret, il devient hystérique !

Le personnage de Richard Berry est plus modéré, car il maîtrise mieux ses nerfs que Paul et ne tombe pas dans l’excès comme son compère, mais son jeu est d’une justesse incroyable, passant du rire, au regard du petit enfant fautif. Et puis, voir Richard Berry danser et chanter du NTM c’est juste prodigieux ! Une belle preuve d’auto-dérision.

Didier Flamand, lui, redonne un élan à la pièce à chaque apparition par son charisme et son personnage excentrique et haut en couleurs.

À la fin de la pièce, Max devient modéré, tandis que Paul explose et s’en prend à Simon qui reste passif, comme s’il devenait lui-même spectateur de ce qu’il avait déclenché. Dans cette pièce, les rôles sont en permanence inversés.

Un ouragan qui envoie tout valser

Eric Assous, en ne représentant pas de personnages féminins sur scène, rompt avec ses habitudes. Richard Berry, dont le personnage de Max incarne la rigueur, la droiture et « l’homme qui n’aime que des chanteurs morts » se met à danser sur du rap. Daniel Auteil, dont le personnage de Paul incarne le consensus et le calme devient hystérique et presque violent. Didier Flamand, dont le personnage de Simon incarne l’excentrisme et l’hédonisme se retrouve être le plus en phase avec lui-même. Alors qu’on le pense déphaser, voire amoral, on se rend compte qu’il est sûrement le plus sain des trois et celui qui incarne le mieux l’amitié.

Si les femmes ne sont pas présentes sur scène, ce sont pourtant elles qui vont anéantir cette amitié. Simon en tuant sa femme se rend compte que ses amis ne sont pas si prompt à l’aider, en particulier Max. Paul qui est lâche et a peur de vexer, est, dans un premier temps, prêt à l’aider bien qu’il ait du mal à le comprendre avant de basculer dans la haine et la violence après un coup de téléphone de sa fille et d’un autre passé à sa femme. On se rend compte que la situation qu’il décrit comme idyllique est loin de l’être. Quant à Max, qui semble être une personne détachée et aigrie, on découvre qu’il est marqué par son divorce et qu’il est très sensible à tout ce qui rend les histoires de couple conflictuelles. Toutes les images que nous avons des personnages et que les autres personnages ont de leurs amis sont remises en question en une soirée, à travers l’analyse qu’ils font de leurs vies conjugales.

Cette histoire, même si elle brise une amitié vieille de plus de 35 ans, est salvatrice pour les personnages de Paul et Max qui à la fin de la pièce décident de prendre leurs vies en mains. Finalement, Simon est le seul à presque tout perdre et alors qu’il semble le plus dans le besoin, c’est finalement Simon qui aide ses amis qui ne le sont plus vraiment…

Même le public n’y résiste pas

Nos femmes 3Le public ne s’y trompe pas et comprend très bien cette réflexion sur l’amitié dissimulée derrière le masque de la comédie. D’ailleurs, les comédiens ont vraiment communié avec les spectateurs : Richard Berry et Daniel Auteuil s’arrêtant dans leur dialogue pour savourer les applaudissements du public répondant à une réplique, des dialogues parfois faits face au public afin de l’inviter à entrer dans cet univers intime et burlesque, des sourires complices entre eux aux vues des réactions du public rendent cette pièce chaleureuse et amicale.

Un lien se crée entre acteurs et spectateurs, une complicité s’installe pour ensuite laisser place à des sourires sincères des acteurs au cours des cinq rappels que le public, entièrement debout pour la standing ovation, réclame.

Si vous voulez découvrir quelles sont les limites de l’amitié, laissez-vous envoûter par ces acteurs phénoménaux et venez les applaudir au Théâtre de Paris jusqu’au 19 janvier.

Rémy Glérenje

Hakanaï, une leçon de vie au festival Micro Mondes

Hakanai 1Pour sa deuxième édition, le festival Micro Mondes (festival de spectacles et de multimédias, dédié aux arts immersifs) convie le spectateur au cœur d’univers intimistes et sensoriels. À travers cinq lieux, le Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape, Les Célestins, Les Subsistances, le quartier de la Part-Dieu et le Square Louis Braille de Saint Priest, la future métropole lyonnaise fait la part belle aux arts immersifs notamment avec le Sacre du printemps monté par Roger Bernat ou Hakanaï de la Compagnie Adrien M / Claire B qui mêle le numérique à la danse.

La compagnie Adrien M / Claire B

La compagnie est dirigée par Adrien Mondot, artiste pluridisciplinaire informaticien, jongleur et Claire Bardainne plasticienne, scénographe et designer graphique. Créée en 2004 et lauréate de plusieurs prix, elle compte dix-sept performances et est installée sur la presqu’île lyonnaise où elle occupe un atelier de recherche et de création. En parallèle de leur spectacle, ils présentent jusqu’au 19 janvier, l’exposition XYZT : les paysages abstraits au Planétarium de Vaul-en-Velin. Pour tous ceux qui n’ont pas eu la chance de voir Hakanaï, n’hésitez pas à vous rendre sur place pour découvrir le travail impressionnant de ces artistes.

Pour voir une vidéo de présentation du spectacle, cliquez-ici.

Hakanaï, l’essence des arts numériques en spectacle

En japonais, Hakanaï – en conjuguant deux éléments, celui qui désigne l’homme et celui qui désigne le songe – signifie ce qui est impermanent et ne dure pas. Ce qui est fragile, évanescent, transitoire. Une matière insaisissable. Les spectacles construits autour des arts numériques ont la particularité d’être évanescents, ils se concentrent sur le moment de la représentation et s’évanouissent ensuite. Ils ne sont jamais fixes, soit ce sont les acteurs ou danseurs qui les contrôlent soit ce sont eux qui dirigent le ou les danseurs. Le spectacle est perpétuellement en mouvement, les images projetées sont rarement immobiles et les projections d’arrière plan ne sont presque jamais figées. Les images se mélangent à la musique et interagissent avec les spectateurs et la danseuse.

Des arts numériques aux arts immersifs

Hakanai 2 TissuL’action se déroule à l’intérieur d’un cube de tissu qui permet de refléter les images projetées à l’aide de quatre projecteurs. Grâce à la matière du cube, l’image apparaît non pas comme projetée sur un mur mais comme étant le mur. Les projections et les distorsions des images ne déforment pas le cube mais nous font oublier sa présence matérielle. Le public est installé en carré tout près du cube. Les rangées, faisant pour la plupart la longueur des faces du cube, permettent ainsi la projection des images à travers le tissu et donc sur le public. Cette proximité avec l’espace scénique et la projection des images sur le public favorise une immersion totale du public et probablement une communion avec la danseuse au milieu du cube qui doit vraisemblablement assimiler le public au décor. Les spectateurs ont la possibilité à la fin de la représentation d’entrer dans le cube et pour les premiers à voir la salle de l’intérieur. Il est ainsi possible de ressentir et de voir ce qu’éprouve la danseuse face au public. Le public n’est plus visible, il est perdu dans la masse des images, et emportée par la musique elle évolue dans son monde, un monde auquel appartient le public confondu avec les projections.

Une double performance remarquable

Afin d’appréhender correctement la pièce, il faut savoir que la danseuse s’est blessée deux jours avant la première et que sa remplaçante a appris la chorégraphie en un temps record sans qu’il n’y ait quasiment aucun décalage. Car la difficulté d’une telle pièce est bien la synchronisation.

Apprendre une chorégraphie, un danseur correct peut le faire, danser sur une musique aussi, mais danser sans musique en fonction d’une image, ça c’est une performance ! Ce spectacle est très complet car il regroupe de la danse seulement sur la musique, de la danse sur de la musique et dont les mouvements contrôlent les distorsions de l’image, une danse stimulée et contrôlée par l’image et une danse sans musique, tout cela en l’espace de 45 minutes.

La double performance vient du fait qu’Adrien Mondot, qui est aux sons et lumières, doit lui aussi s’adapter aux mouvements de la danseuse. C’est un travail qui demande une grande complicité et quand on sait qu’ils ont répété seulement deux jours, on peut leur tirer un grand coup de chapeau. Tout comme à Claire Bardainne qui a réussi à adapter son spectacle à sa nouvelle danseuse qui évolue parfois avec grâce et parfois avec violence dans cet univers virtuel.

Au-delà de la performance

Après avoir souligné la performance de Francesca, il faut évoquer l’histoire sans parole qu’elle raconte avec son corps.

Hakanai 3En attendant l’arrivée de la danseuse, des lettres et des chiffres dansent et virevoltent sur les faces du cube. La danseuse entre en scène, contourne le cube avec légèreté, entre dans le cube et le temps d’arriver au centre toutes les lettres tombent. La parole disparaît et la musique reprend ses droits. À la place des lettres, un grillage recouvre le cube donnant l’impression que la danseuse évolue dans une prison. Elle danse sur un tout petit espace d’abord comme emprisonnée puis ses mouvements font se détendre la cage et le grillage devient alors un filet qu’elle étire par ces mouvements avant qu’il ne prenne le dessus et que les mouvements du filet de lumière ne la pousse dans tous les sens. La danse s’effectue au son de la musique et dans le sens de la lumière. Puis elle ôte ensuite peu à peu le grillage pour laisser place à un ciel bleu dont les nuages flottent autour d’elle. Elle semble perdue dans cet univers, sans repère, elle lutte contre une force invisible qui régit la distorsion de son environnement, puis les lumières dessinent comme un ring autour du cube au milieu duquel tantôt elle se bat, tantôt elle joue avec les lignes, le tout sur une musique oppressante. Puis le ring disparaît et la mer apaise tout, elle s’endort au milieu de la scène. Puis se relève à l’apparition des lettres du début qui fusent dans le sens contraire au sien. On sent qu’elle essaie de lutter contre les mots, ces mots qui véhiculent des idées, la danseuse invite-t-elle à aller contre courant ?

Elle semble ensuite évoluer au sein d’une toile de constellations dont elle est maître, la toile réagissant à ses mouvements. S’en suit une danse très gracieuse avant que ne retentisse l’orage et qu’une pluie de lumière ne tombe sur elle. Le réalisme est poussé à l’extrême car les faisceaux de lumière qui tombe en pointillés allongés sur son visage glissent sur elle en épousant les formes de son visage comme de vraies gouttes de pluie. Une grande tristesse se dégage d’elle avant qu’elle ne se livre à une danse brutale, sauvage, sans musique, faisant éclater le cube. Cette destruction semble la fasciner, des débris volent lentement autour d’elle et elle semble voler au milieu des décombres et son ombre se reflète sur le cube comme si elle entrait enfin en osmose avec le monde qu’elle combattait précédemment. Une fois son cube détruit, elle en sort lentement et quitte la scène…

Cette pièce alterne les moments de douceur et les moments de combats, comme si le cube qui symbolise son monde ne lui convenait que partiellement. Nous sentons une complaisance dans sa façon d’interagir avec lui à partir du moment où c’est elle qui le domine mais dès qu’on lui impose un chemin, ou un environnement, elle lutte contre. Cette pièce, au-delà de la prouesse technique et chorégraphique, nous invite à réfléchir à ce qui compose notre monde et à comment s’affranchir de ses barrières pour enfin goûter à une liberté qui n’est qu’éphémère puisqu’à chaque moment d’apaisement suit une tempête qui sera elle aussi suivie d’un moment d’apaisement. Finalement, la liberté n’est-elle pas de lutter contre ce qui nous dérange pour ensuite évoluer dans l’environnement qui nous convient ? Sachant que tout est éphémère, les bons comme les mauvais moments, le but de la vie ne serait-il pas justement de s’en accommoder et de réussir à les surmonter et à les apprécier ?

Rémy Glérenje