« Ce n’est qu’une pièce de théâtre que je lui présente, mais qui l’entretiendra de Dieu : la dignité de la matière est si haute que l’impuissance de l’artisan ne la peut ravaler, et votre âme royale se plaît trop à cette sorte d’entretien, pour s’offenser des défauts d’un ouvrage où elle rencontrera les délices de son cœur. »
C’est en ces mots, et d’autres, que Corneille dédicace à la Reine régente, Anne d’Autriche, l’une de ses plus splendides pièces : Polyeucte. La pièce se situe en l’an 250, sous le règne de l’empereur Décius, qui donne pour ordre de faire exécuter tous les chrétiens. Félix, gouverneur d’Arménie, a donné sa fille Pauline en mariage à Polyeucte, jeune homme qui se fait baptiser au début de la pièce. Avec l’arrivée de Sévère, favori de l’empereur, amoureux de Pauline et prêt à tout pour la (re)conquérir, tout est prêt pour que se déroule la tragédie. On se doute de la fin : Polyeucte mourra, Pauline et Félix se convertiront pour mourir, et seul reste Sévère au milieu des décombres du destin.
« Quoi ? vous vous arrêtez aux songes d’une femme ! / De si faibles sujets troublent cette grande âme ! »
Mais cette tragédie est particulière. Particulière parce que le personnage principal, Polyeucte, désire sa mort. Plus exactement : convaincu que son martyre sera un exemple capital, et prêt à périr si c’est la seule façon pour lui d’affirmer être chrétien, alors il embrasse la mort, reniant d’un coup amour, gloire, et richesse. Il n’y a pas de cruauté dans ce théâtre, il n’y a pas d’ironie tragique. Polyeucte accepte son châtiment, convaincu qu’il est que mourir dans sa vraie foi est plus beau que de vivre dans une fausse ; et ce ne sont que sa femme puis son beau-père qui cherchent à le garder en vie.
Là où le personnel tragique cherche habituellement à résoudre un problème, un conflit, un amour, ici les personnages cherchent à l’accentuer, à le redoubler, à l’intensifier. Pauline menace d’un conflit amoureux quiconque tentera d’attenter à Polyeucte ; Sévère menace d’une guerre tout ce qui l’empêchera de renouer avec Pauline ; Félix fait tout pour conserver sa fille et un gendre, quel qu’il soit. Polyeucte ne menace personne. Polyeucte n’est pas un personnage de tragédie, et c’est pourtant lui qui est au cœur de la pièce éponyme. Ce tour de force établit Corneille comme un des plus fins dramaturges. Son héros est saint, pur et innocent – et sa mort n’a rien de tragique. Au contraire, c’est un martyre, donc une gloire, une montée au ciel, et une illumination : suite à sa mort ceux qu’il aime (son beau-père et sa femme) voient le Saint Esprit et se convertissent.
On ne peut parler d’une pièce de Corneille sans évoquer la beauté de la langue. Au-delà des quelques expressions parfois un peu passées (« séduire » qui signifie « détourner du droit chemin », par exemple), on ressent sans peine la pureté du langage cornélien, et sa subtile beauté. Parlant de leurs maux, c’est-à-dire de leurs amours contrariées :
« SÉVÈRE
Je veux mourir des miens, aimez-en la mémoire.
PAULINE
Je veux guérir des miens, ils souilleraient ma gloire. »
On pourrait critiquer le parallélisme facile, mais ces deux vers sont d’une beauté sans pareille. Les contradictions mourir/guérir, aimer/souiller, mémoire/gloire résument bien le caractère des deux personnages : Sévère est un guerrier destiné dès le départ au trépas ; Pauline est une amoureuse qui chérit la vie et sa vertu. Paradoxalement, et c’est peut-être ici qu’est venue se nicher l’ironie tragique, Sévère ne mourra pas et Pauline ne guérira pas. Chacun dit les phrases de l’autre, puisque Sévère aura une gloire immaculée et Pauline une mort désirée.
« Allons à nos martyrs donner la sépulture, / Baiser leurs corps sacrés, les mettre en digne lieu, / Et faire retentir partout le nom de Dieu. »
Corneille a aussi cette qualité admirable de ne pas tomber dans l’éloge forcenée de la religion. Surprenant pour l’époque (les termes « adultère », « inceste » apparaissent crûment dans ses vers), il l’est surtout par sa position vis-à-vis de l’Église, annonçant çà et là des idées de Voltaire (selon le commentaire avisé de Patrick Dandrey dans l’édition folio). Dans les vers supprimés, on trouve notamment une déclaration très audacieuse :
« Peut-être après tout ces croyances publiques
Ne sont qu’inventions de sages politiques,
Pour contenir un peuple ou bien pour l’émouvoir,
Et dessus sa faiblesse affermir leur pouvoir. »
Corneille, ancêtre des Lumières ? En tous les cas, s’il fait de Polyeucte un personnage d’une vertu extraordinaire, il ne fait pas une seule fois mention ni de la Bible, ni de l’Église. Tout ce qu’il exalte, c’est la vertu, et finalement la fermeté de la croyance. Polyeucte pourrait adorer un Dieu différent du Dieu chrétien, ne serait-ce les nombreuses occurrences de cet adjectif.
Pour la petite anecdote et pour montrer que Corneille a de l’humour (à moins que ce soit involontaire), Polyeucte comporte, au tout début (Acte I, scène 1, vers 42), un kakemphaton des plus… équivoques :
« Vous me connaissez mal, la même ardeur me brûle,
Et le désir s’accroît quand l’effet se recule. »
On pourrait très bien entendre « elle désire sa croix quand les fesses reculent ». Preuve que même les tragédies religieuses peuvent parler de désir et de chair, surtout que les mots de la ferveur pour témoigner de l’adoration divine sont quasiment tous empruntés au lexique de la passion. Ce ne sont que feux, amours, chaleurs, précipitations et élancements.
De Corneille on retient avant toute chose Le Cid. On joue un peu Suréna, aussi, et quelques autres opus. De Polyeucte, que peu de traces dans la scénographie actuelle, ce qui est étonnant. En effet, quoi de mieux qu’une pièce sur la tolérance des croyances, sur la tolérance des amours, sur la tolérance des inconnus, en des temps où le repli sur soi, l’orgueil poussiéreux et la bêtise peureuse semblent prégnantes ? Polyeucte n’est pas une édification religieuse, bien au contraire, c’est un poème où les sentiments néfastes (haine, jalousie, méfiance) sont vaincus par la gloire intemporelle des plus belles capacités humaines : la foi, l’amour, l’espoir. Pour finir, citons Schopenhauer : « Ne pas se rendre au théâtre, c’est comme faire sa toilette sans miroir. » (Observations psychologiques)
Willem Hardouin