The Innocent : le manga surnaturel d’Avi Arad

The-innocent-manga (1)The Innocent est un manga réalisé sur une idée originale et un scénario d’Avi Arad. N’étant pas mangaka (auteur de manga), ce dernier a fait appel à des spécialistes de cet art pour l’aider à créer un one shot  (manga en un seul volume) : le japonais Junichi Fujisaku pour le scénario et la sud-coréenne Ko Yasung pour le dessin. Le premier est l’auteur de trois recueils de nouvelles adaptés de l’animé Ghost in the Shell Stand Alone Complex, ainsi que  l’adaptation cinématographique du manga Tsubasa : Reservoir Chronicles. La seconde est connue pour Redrum (pas génial) mais surtout pour Stigmata qui, dans le genre fantastique, est plutôt réussi. Le titre du manga ne l’évoque pas clairement, pourtant le fantastique est bel et bien abordé. Rien d’étonnant quand on sait qu’Avi Arad est le producteur de quasiment tous les films Marvel de 2000 à 2010 et de l’adaptation en dessin animé des mêmes séries de superhéros. Si les protagonistes de The Innocent ont effectivement des pouvoirs, ce ne sont pas des super-héros à l’instar de Spiderman, Iron Man, les 4 Fantastiques ou les Avengers.

Des anges aux missions particulières

Le manga débute par la mort du personnage principal, exécuté sur une chaise électrique pour un crime qu’il n’a pas commis. Parce qu’il est exécuté à tort, le comité des anges décide de lui accorder une seconde chance. Il le transforme en être de cendres et lui donne pour mission d’aider les gens qui se trouvent dans la même situation que lui, et c’est grâce aux miracles qu’il provoque qu’il les innocentera. Pour l’aider dans sa tâche, il est placé sous la surveillance d’Angel, une androgyne qui n’aime pas les humains mais qui est intriguée par la désinvolture dont fait preuve Ash J. Wright, détective privé décédé et héros de cette histoire.

Étrangement, toutes les missions qu’il aura à accomplir le ramèneront à son ancienne vie et il découvrira qu’il est la victime d’un gigantesque complot impliquant de nombreux innocents…

Une intrigue intéressante mais inaboutie

The-Innocent-illust-2-ki-oonLe scénario est, somme toute, assez basique. Un homme fraîchement décédé renaît de ses cendres pour se venger et sauver des innocents – ça ressemble étrangement à The Crow – à ceci près que le personnage est normalement invisible aux yeux des humains. Pourtant, ils peuvent sentir sa présence et lui-même peut choisir de solidifier son corps, et par là, de se rendre visible aux autres. Seul un personnage peut le voir tel qu’il est : Whirl, l’homme de main de Frame Burns, le mafieux, à l’origine de toute cette histoire. Ce personnage particulièrement intriguant semble posséder un étrange pouvoir, une grande force physique lui permettant de résister aux coups dévastateurs de l’homme de cendres, mais aussi la capacité de souiller les anges avec son sang, les mettant ainsi à sa merci en les paralysant. Ce personnage, sûrement à cause de ses caractéristiques particulières, éprouve une certaine lassitude vis-à-vis de la vie qui est la sienne. Il ne veut que « jouer », ce qui, dans son langage, signifie tuer quelqu’un, humain ou animal. On le voit ainsi entouré de plusieurs dizaines de cadavres d’oiseau tués au couteau, son arme fétiche.

Ce personnage qui semble être un double maléfique d’Ash meurt et l’on ne sait ni d’où il vient, ni l’origine de ses pouvoirs. Est-ce un démon ? Avait-il une mission particulière à accomplir ? La vraie mission du héros n’était-elle pas tout simplement de le tuer ? Toutes ces questions restent sans réponse.

Hormis ce personnage qui aurait mérité d’être un peu plus étoffé, les autres sont plutôt efficaces et nourrissent l’intrigue. Toutes les victimes que rencontrent Ash ont un lien avec Frame Burns, l’occasion pour lui d’accomplir sa vengeance tout en aidant son prochain. Le manga ne durant qu’un volume, le rythme du récit est très rapide même si l’on déplore le fait que certains aspects de l’histoire ne soient pas plus développés, notamment l’histoire autour du comité des anges. En effet, l’apparition d’un autre ange qu’Angel, venu lui donner des renseignements pour le moins étonnants, atteste l’existence de plusieurs « anges » chargés de missions différentes.  Mais de quels genres de missions s’agit-il ? Angel, la « responsable » d’Ash lui dit au début du récit qu’elle n’aime pas s’occuper d’être humain, dévoilant alors qu’elle s’occupe d’autres choses, mais de quoi ? Trop d’éléments sans réponse nuisent à la qualité de l’œuvre.

Des stéréotypes utilisés à bon escient

the-innocent-mangaDonner aux personnages des noms américains indiquant clairement leurs caractéristiques est un procédé un peu stéréotypé mais qui a le mérite de révéler certaines choses de manière implicite. Le personnage d’Angel porte un nom qui coïncide pleinement avec sa fonction d’« ange ». La signification du prénom Rain (« pluie »), l’avocate et petite-amie d’Ash, est liée à son caractère empreint de mélancolie. Whirl quant à lui, est le personnage le plus mystérieux du manga. Il semble habité par l’envie de bouleverser ce qui est établi, le calme l’ennuie et son tempérament fait qu’il est comme un « tourbillon » capable de tout détruire sur son passage, pour finir lui-même emporté par un tourbillon de flammes… Ash, dont le nom veut dire « cendre » était semble-t-il, destiné à devenir cet ange fait de cendres. Son nom expliquerait justement pourquoi il est si « spécial » et pourquoi le comité des anges s’intéresse tant à lui, allant jusqu’à lui pardonner si facilement d’avoir enfreint les règles et d’avoir failli tuer un humain…

Si les dessins ne sont pas mauvais, force est de constater qu’Avi Arad est meilleur producteur que scénariste. Il aurait été préférable qu’il creuse et étoffe un peu plus un scénario déjà traité des centaines de fois. Une approche prometteuse qui laisse sur sa faim. Dommage !

Rémy Glérenje

Je suis comme toi

em4C’est surtout par la comédie musicale et la danse qu’il s’est fait (re)connaître. Le Roi Soleil puis Cabaret et Danse avec les stars ont été de fabuleux propulseurs dans sa carrière. Après Là où je pars en 2006 puis L’Équilibre en 2009, c’est avec un fantastique album intitulé Le Chemin qu’Emmanuel Moire nous revient. Les amateurs de musique vont apprécier : mélodies subtiles, piano, cordes, instruments synthétiques : tout y est, de la ballade au morceau plus électro. Emmanuel Moire est un as de la composition bien sûr, mais la force de ses chansons réside aussi dans ses textes, écrits par Yann Guillon (mis à part les chansons « Je ne sais rien » et « Le jour », co-écrits par avec Emmanuel Moire). La qualité des paroles est incroyablement puissante, et mérite un petit article pour elle seule.

« J’ai compris qu’un retour est enfant d’un départ »

La première chose à remarquer est peut-être l’architecture d’ordre cathédral de cet album. La première chanson s’appelle « La vie ailleurs », la huitième « Ici ailleurs », et la dernière « La vie ici ». Le Chemin est un magnifique trajet à travers des chansons plus sombres (« Venir voir », « Je ne sais rien », « La Blessure ») dans la première partie, puis des chansons plus solaires dans la seconde (« Le jour », « Mon possible », « L’abri et la demeure »). La construction en miroir n’est pas qu’au niveau des titres : les chansons se font écho, se rappellent et s’emmêlent, ce qui fait du Chemin un album très organisé et organique. Chaque chanson garde sa spécificité, peut être isolée en tant que single ou dans une playlist, mais l’album est d’une cohérence rarement atteinte en musique. En lisant les paroles, on pourrait presque suivre un roman, ou un film : preuve que la beauté n’est pas une question de genre.

 emmanuel-moire

Sur Le Chemin, l’on ne peut qu’apprécier de comprendre les subtils jeux de mots, les rimes surprenantes, les ambiguïtés magiques. Jeux de mots, comme dans « Venir voir » : « J’ai mis au bord de ma fenêtre / Prêt à tomber, tous les ‘‘peut-être’’ ». Ce ne sont pas les « peut-être » qui vont tomber, ni même la fenêtre, mais juste son bord. Jeu de mot qui glisse, insoupçonnable, à l’oreille, mais qu’une écoute plus attentive ne peut s’empêcher de relever. L’intelligence de la langue est mise à profit, et c’est avec une poésie grandiose que les vers jouent avec l’ouïe. Rimes surprenantes, qui peuvent être prolongées sur quatre couplets dans d’audacieuses structures comme dans « Suffit mon amour » : a/a/b/c/b pour les couplets et a/b/c/a/a/b/c/a pour les refrains. Yann Guillon ne cède pas à la facilité des a/a/b/b, mais tâche de toujours inventer des structures nouvelles, qui font sonner à l’oreille toute la musicalité du langage. Les ambiguïtés magiques, comme on les entend dans la magnifique « Ne s’aimer que la nuit », une des plus belles chansons de l’album : « On pourrait faire l’amour / Mais l’amour, c’est fait de quoi ? ». Le jeu sur les deux sens d’« amour » n’est pas fortuit dans une chanson qui s’interroge sur ce gros mot, ce grand mot, dans une époque où la sexualité est aussi importante, voire plus, que les sentiments. Est-ce que l’alchimie des corps suffit ? Faut-il « se faire la cour » ou plutôt « finir chez toi » ? Toutes les possibilités sont évoquées : « Tu pourrais même / Dire que tu m’aimes // On peut aussi / Ne s’aimer que la nuit ».

« Que tu sois tout seul(e) ici, ou bien deux, ou bien cent ! »

L’autre originalité du Chemin est son recours très fréquent au pronom de la deuxième personne du singulier. Emmanuel Moire tutoie son public – il le fait à ses concerts – et cela crée une intimité très forte avec cet auditoire. L’auditeur est directement convoqué, appelé dans la chanson : « Si tu n’es pas de ce pays / Si tu n’es pas de cet avis / Ça ne fait rien ». Il n’est pas question, pour Emmanuel Moire, de se distinguer du public, d’instaurer un quatrième mur entre la scène et le public. Au contraire, toutes les stratégies de rapprochement sont employées, et « Ici ailleurs » sonne comme une célébration joyeuse de l’humanité dans ce qu’elle a de plus commun « Ici ailleurs / C’est pareil / On vit devant un seul soleil ». Une célébration réjouissante et importante dans un pays rongé peu à peu par des nationalismes et des replis identitaires.

931231_514842691909255_682306093_nLe Chemin va vers les autres. La chanson est là pour fédérer, pour faire le lien. Même si l’on peut décrire cet album comme intimiste voire autobiographique, Emmanuel Moire, via la plume de Yann Guillon, trouve ce point « profondément humain » où surgit l’Un-primordial de Nietzsche. Pour parler plus humainement et plus intelligiblement : tout le monde se retrouve dans ces chansons, pour avoir un minimum vécu les mêmes choses. L’amour, la perte, la relation aux parents, l’émoi sensuel, la peur, le malheur, la joie, le changement, la confiance en soi, l’espoir, voilà le matériau du Chemin. Même si chacun a sa vision de chaque concept, sa propre expérience de chaque domaine, il est un point où les émotions se ressemblent. Et c’est ce point que les textes, avec une précision chirurgicale, cernent, et c’est pour cela que ces chansons frappent en plein cœur.

René Girard, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, dit que la descente en soi est indissociable d’un élan vers le divin. Force est de constater que Le Chemin, bien que laïc, peut prendre une place dans le panthéon musical, mais aussi littéraire.

Willem Hardouin

La polysémie de Polyeucte

55_Willem_Pierre_Corneille« Ce n’est qu’une pièce de théâtre que je lui présente, mais qui l’entretiendra de Dieu : la dignité de la matière est si haute que l’impuissance de l’artisan ne la peut ravaler, et votre âme royale se plaît trop à cette sorte d’entretien, pour s’offenser des défauts d’un ouvrage où elle rencontrera les délices de son cœur. »

C’est en ces mots, et d’autres, que Corneille dédicace à la Reine régente, Anne d’Autriche, l’une de ses plus splendides pièces : Polyeucte. La pièce se situe en l’an 250, sous le règne de l’empereur Décius, qui donne pour ordre de faire exécuter tous les chrétiens. Félix, gouverneur d’Arménie, a donné sa fille Pauline en mariage à Polyeucte, jeune homme qui se fait baptiser au début de la pièce. Avec l’arrivée de Sévère, favori de l’empereur, amoureux de Pauline et prêt à tout pour la (re)conquérir, tout est prêt pour que se déroule la tragédie. On se doute de la fin : Polyeucte mourra, Pauline et Félix se convertiront pour mourir, et seul reste Sévère au milieu des décombres du destin.

« Quoi ? vous vous arrêtez aux songes d’une femme ! / De si faibles sujets troublent cette grande âme ! »

Mais cette tragédie est particulière. Particulière parce que le personnage principal, Polyeucte, désire sa mort. Plus exactement : convaincu que son martyre sera un exemple capital, et prêt à périr si c’est la seule façon pour lui d’affirmer être chrétien, alors il embrasse la mort, reniant d’un coup amour, gloire, et richesse. Il n’y a pas de cruauté dans ce théâtre, il n’y a pas d’ironie tragique. Polyeucte accepte son châtiment, convaincu qu’il est que mourir dans sa vraie foi est plus beau que de vivre dans une fausse ; et ce ne sont que sa femme puis son beau-père qui cherchent à le garder en vie.

Là où le personnel tragique cherche habituellement à résoudre un problème, un conflit, un amour, ici les personnages cherchent à l’accentuer, à le redoubler, à l’intensifier. Pauline menace d’un conflit amoureux quiconque tentera d’attenter à Polyeucte ; Sévère menace d’une guerre tout ce qui l’empêchera de renouer avec Pauline ; Félix fait tout pour conserver sa fille et un gendre, quel qu’il soit. Polyeucte ne menace personne. Polyeucte n’est pas un personnage de tragédie, et c’est pourtant lui qui est au cœur de la pièce éponyme. Ce tour de force établit Corneille comme un des plus fins dramaturges. Son héros est saint, pur et innocent – et sa mort n’a rien de tragique. Au contraire, c’est un martyre, donc une gloire, une montée au ciel, et une illumination : suite à sa mort ceux qu’il aime (son beau-père et sa femme) voient le Saint Esprit et se convertissent.

55_Willem_IMG_20140528_180851On ne peut parler d’une pièce de Corneille sans évoquer la beauté de la langue. Au-delà des quelques expressions parfois un peu passées (« séduire » qui signifie « détourner du droit chemin », par exemple), on ressent sans peine la pureté du langage cornélien, et sa subtile beauté. Parlant de leurs maux, c’est-à-dire de leurs amours contrariées :

« SÉVÈRE

Je veux mourir des miens, aimez-en la mémoire.

PAULINE

Je veux guérir des miens, ils souilleraient ma gloire. »

On pourrait critiquer le parallélisme facile, mais ces deux vers sont d’une beauté sans pareille. Les contradictions mourir/guérir, aimer/souiller, mémoire/gloire résument bien le caractère des deux personnages : Sévère est un guerrier destiné dès le départ au trépas ; Pauline est une amoureuse qui chérit la vie et sa vertu. Paradoxalement, et c’est peut-être ici qu’est venue se nicher l’ironie tragique, Sévère ne mourra pas et Pauline ne guérira pas. Chacun dit les phrases de l’autre, puisque Sévère aura une gloire immaculée et Pauline une mort désirée.

« Allons à nos martyrs donner la sépulture, / Baiser leurs corps sacrés, les mettre en digne lieu, / Et faire retentir partout le nom de Dieu. »

Corneille a aussi cette qualité admirable de ne pas tomber dans l’éloge forcenée de la religion. Surprenant pour l’époque (les termes « adultère », « inceste » apparaissent crûment dans ses vers), il l’est surtout par sa position vis-à-vis de l’Église, annonçant çà et là des idées de Voltaire (selon le commentaire avisé de Patrick Dandrey dans l’édition folio). Dans les vers supprimés, on trouve notamment une déclaration très audacieuse :

« Peut-être après tout ces croyances publiques

Ne sont qu’inventions de sages politiques,

Pour contenir un peuple ou bien pour l’émouvoir,

Et dessus sa faiblesse affermir leur pouvoir. »

Corneille, ancêtre des Lumières ? En tous les cas, s’il fait de Polyeucte un personnage d’une vertu extraordinaire, il ne fait pas une seule fois mention ni de la Bible, ni de l’Église. Tout ce qu’il exalte, c’est la vertu, et finalement la fermeté de la croyance. Polyeucte pourrait adorer un Dieu différent du Dieu chrétien, ne serait-ce les nombreuses occurrences de cet adjectif.

Pour la petite anecdote et pour montrer que Corneille a de l’humour (à moins que ce soit involontaire), Polyeucte comporte, au tout début (Acte I, scène 1, vers 42), un kakemphaton des plus… équivoques :

« Vous me connaissez mal, la même ardeur me brûle,

Et le désir s’accroît quand l’effet se recule. »

55_Willem_Polyeuctus_de_Meletine_en_Armenie_(Menologion_of_Basil_II)On pourrait très bien entendre « elle désire sa croix quand les fesses reculent ». Preuve que même les tragédies religieuses peuvent parler de désir et de chair, surtout que les mots de la ferveur pour témoigner de l’adoration divine sont quasiment tous empruntés au lexique de la passion. Ce ne sont que feux, amours, chaleurs, précipitations et élancements.

De Corneille on retient avant toute chose Le Cid. On joue un peu Suréna, aussi, et quelques autres opus. De Polyeucte, que peu de traces dans la scénographie actuelle, ce qui est étonnant. En effet, quoi de mieux qu’une pièce sur la tolérance des croyances, sur la tolérance des amours, sur la tolérance des inconnus, en des temps où le repli sur soi, l’orgueil poussiéreux et la bêtise peureuse semblent prégnantes ? Polyeucte n’est pas une édification religieuse, bien au contraire, c’est un poème où les sentiments néfastes (haine, jalousie, méfiance) sont vaincus par la gloire intemporelle des plus belles capacités humaines : la foi, l’amour, l’espoir. Pour finir, citons Schopenhauer : « Ne pas se rendre au théâtre, c’est comme faire sa toilette sans miroir. » (Observations psychologiques)

Willem Hardouin

Les haïkus de Kerouac : de simples riens dont l’éclat irradie sans trêve

L’éclatante errance : la genèse

 

48_Anh-Minh_Jack-KerouacKerouac n’aura de cesse d’arpenter les États-Unis, à la recherche d’une Amérique mythique. À un rythme frénétique, il expérimente de nouvelles formes d’expression. Nous sommes en 1955, année de la naissance de la Beat generation. Il choisit l’errance pour fuir le malaise social. Par l’écriture, il fuit ce sentiment d’inquiétude intense, ce sentiment qui nous fait croire que le pire est encore à venir.

Son écriture est philosophique. Elle cherche à élucider l’origine de la souffrance, de la mort. Elle vient palper les contours du bien et du mal (Visions de Gerard, Big Sur). Ce mal moral, naturel et inévitable selon lui. Elle cherche à surmonter la souffrance en la solutionnant par la mort (Sur la route), passage mystique qui vient combler le sentiment de perte que ressent l’homme depuis sa chute du jardin d’Eden.

 

Mais c’est par le bouddhisme qu’il trouve un nouveau sens à la souffrance (Clochards célestes, Anges vagabonds, Tristessa). La vie ne serait que souffrance, marquée par le cycle de la vie et de la mort, par l’impermanence. La vie est comme un rêve déjà terminé (« a dream already ended »). Seul le détachement conduit à la libération spirituelle et existentielle. La voie vers la sagesse est longue, difficile. La poésie lui sert de repère, lui ouvre la voie.

 

L’éclat de la spontanéité

 

Le haïku est une forme poétique qui éclot et s’épanouit dans un souffle. Sa beauté réside dans un travail de patience, de précision. Les mots sont pesés, mesurés. Le cisèlement de la langue ne recherche pas la pure perfection stylistique. Il faut parvenir à révéler la spontanéité de la vie. La simplicité n’est qu’une habile construction. Ce souci d’économie, d’épuration doit disparaître pour donner l’illusion de la nature même. Le haïku n’est pas une création, une recréation du monde. Il est une révélation. Il cherche à capter doucement le bruissement de la vie, son silence. Il ne transforme pas pour embellir, il fait sourdre l’invisible. Il intensifie la présence du monde qui nous entoure. Selon Bashô un poème achevé doit lier l’immuable, l’éternité (fueki) à l’éphémère, le fugitif (ryûko).

 

Le haïku est un souffle, une respiration dans l’œuvre poétique de Kerouac, qui imite les grands maîtres japonais. Ses haïkus sont structurés autour de l’une des quatre saisons (kigo) et d’une césure (kiregi). L’observation de la nature est au fondement de la poétique des haïkus, qui est ensuite retravaillée pour tendre vers l’épuration lexicale. On met à nu afin de signifier la beauté et la préciosité de l’instant. Pour lui, cette « phrase courte et douce avec un saut de pensée soudain est une sorte de haiku ; il y a là beaucoup de liberté et d’amusement à s’y laisser surprendre soi-même, à laisser l’esprit sauter de la branche à l’oiseau. »

 

L’éclat du vide et du silence

 

The sound of silence Le son du silence

Is all the instruction est toute l’instruction

You’ll get Que tu recevras

 

noir et blanc

La véritable intelligence ne révèle que le silence. La force de la vie ne réside que dans la méditation et la contemplation. Seul le haïku peut révéler soudainement, sans brusquerie l’intensité du silence et du vide.

 

Cette expérience contemplative est spirituelle. Le silence que l’on fait en soi, cette attention aux bruissements de la nature, cette vie qui scintille discrètement fait que l’être tout entier prend conscience de sa position. Le lien intime tissé entre l’homme et le monde se fait par le silence de la poésie qui suspend l’instant fulgurant le rendant éternel.

 

Aurora Borealis Aurore boréale

Over Hozomeen Sur l’Hozomeen

The void is stiller Le vide est encore plus calme

 

Le silence est l’origine des choses. Le vide est leur essence, mais cette essence, cette matière est subtile. L’aurore boréale contraste par son intangibilité à la montagne, solide roc. Tous deux sont issus du vide, du Néant, et la montagne tend même à devenir de moins en moins perceptible. Enroulée dans le manteau de la nature, elle devient plus impalpable.

 

L’éclat du sacré

Listening to birds using Ecoutant les oiseaux utiliser

Different voices, losing Différentes voix,

My perspective of History Je perds ma perspective de l’histoire

 

48_Anh-Minh_491382__japan-temple-sakura_pL’expérience du vide permet de faire silence en soi. L’homme est alors tout entier pénétré par l’intensité de la nature qui l’entoure. Cette nature est elle même l’origine. L’homme prend conscience de cette intimité : il fait partie intégrante d’elle, du cosmos, de l’univers. Sa perspective de l’histoire, son identité, son statut social, ses repères… Tout disparaît. Il ne reste plus que lui, son être intime qui en s’oubliant lui-même se fond en toute chose, se transforme en chant d’oiseau. Il fait corps avec la nature. Le temps, l’espace, la raison, plus rien n’existe. L’intensité de la perception est tel que l’on s’oublie soi-même, une première fois avant de se retrouver, de ressurgir du vide et du néant.

 

Cette union intime, cette recherche d’une osmose avec la nature révèle une intensité spirituelle où la perception sensorielle est brouillée et illimitée. Sons, images s’entremêlent. L’infiniment petit, l’insecte, la cloche, le monde des hommes…Tout appartient au même monde.

Churchbells ringing in town Les cloches sonnent en ville

The caterpillar – La chenille

In the grass Dans l’herbe

 

L’éclat de la vie : liberté et surprise

 

Kerouac laisse le flot de la vie l’immerger, venir à lui. Il ne résiste pas, se laissant conduire par ses seules perceptions, par son besoin de liberté, par les petites surprises de la vie. Le haïku se joue totalement de la raison discursive qui nous sert de repère.

 

Blackbird Merle,

No, blubird ! Non, oiseau bleu !

Branch still jumping La branche bouge encore

How that butterfly’ll wake up Comme il va se réveiller ce papillon

When someone Quand quelqu’un

Bongs that bell ! Sonnera cette cloche !

 

48_Anh-Minh_54450940La fugacité de l’instant, la brièveté de son intensité est clairement palpable tout comme le processus d’identification de l’homme qui fait corps avec la nature. La vivacité de la vie et son mouvement nous émerveille par tant de simplicité. L’homme devient l’oiseau, puis le papillon. Sommes-nous en train de rêver ? C’est la question que s’est posé Tchouang-tseu. Il s’est rêvé papillon. À son réveil, il se demande : « suis-je un papillon rêvant qu’il est un homme ? ». La raison nous pousse toujours à vouloir séparer le monde en identités distinctes. Et si ce n’était qu’une illusion ?

 

All day long wearing Toute la journée

A hat that wasn’t J’ai porté un chapeau

On my head Qui n’était pas sur ma tête

 

L’éclat de la beauté

Frozen Gelée

In the birdpath Sur le sentier des oiseaux

An Automn leaf Une feuille d’automne

 

Le « sabi » est un concept prôné par Bashô qui définit la beauté comme ce qui est isolé. Beauté et solitude sont indissociables. La beauté n’est pas sans rappeler un sentiment diffus de nostalgie. La solitude et la mélancolie correspond à ce vif sentiment lorsque nous prenons conscience du vaste univers qui nous entoure, lorsque le vide nous étreint, lorsque nous sommes renvoyés à la brièveté de notre existence.

 

L’éclat de l’humilité

 

Grain elevators on Le samedi les silos à grains

Saturday waiting for Attendent que

The farmers to come home Les fermiers retournent chez eux

 

La structure brève, le choix de thèmes simples mettent en valeur le principe taoïste de la modestie. C’est en diminuant que l’on augmente la portée d’une chose. Le banal, le commun, le vulgaire sont la matière du haïku, sa raison d’être la plus profonde.

 

On the sidewalk Sur le trottoir

A dead baby bird Un oisillon mort

For the ants Pour les fourmis

 

La mort est banalisée. Elle est dite simplement. Cette simplicité, éloignée de tout pathos peut surprendre et dérouter. Le poème nous laisse face à l’angoisse, la peur du vide et l’absence. Le bien et le mal n’existent pas. Aucun point de vue n’est défendu, pas d’ironie mordante, de double-sens ingénieux. Tout est dit. Ce regard détaché sur le monde est apaisant de par sa stabilité. Il ne peut en être autrement, il faut accepter le monde tel qu’il est. La légèreté apporte paix de l’esprit. La mort est dédramatisée selon le principe de « kakumi ». Dans le zen, il correspond à « l’expression artistique du non-attachement, le résultat de la calme prise de conscience de vérités profondément ressenties. »

 

L’éclatante errance : la finalité

 

48_Anh-Minh_medium_bcb27271f86b4e1e9af4b97107d8a9e8La pratique poétique de Kerouac correspond à la volonté de se détacher du pouvoir des mots afin de montrer une attitude de détachement et de non agir (wu-wei). Le haïku est une errance, un voyage vers les profondeurs de l’Etre. Il correspond à une marche sacrée et spirituelle.

 

Le haïku surgit du silence et du vide, et se déguste lentement. Ce ravissement soudain et imprévisible nous touche par la tendresse et la bienveillance du regard de l’auteur envers ce monde, qui est aussi le nôtre. Nous pouvons alors réajuster notre regard sur le monde. Désapprendre ce que nous avons appris et nous laisser guider par une poésie de la spontanéité. Laisser derrière nous toutes considérations affectives et intellectuelles afin de contempler l’essence du monde.

 

Why’d I open my eyes ? Pourquoi ai-je ouvert les yeux ?

Because Parce que

I wanted to Je le voulais

 

Anh-Minh Lemoigne

Ainsi meurent les bombes et tombent les lucioles

02 Deuxième ImageLa vie d’Akiyuki Nosaka en elle-même ressemble à un roman. Et pour cause, La tombe des lucioles est quasiment l’autobiographie d’une partie de son enfance. Orphelin de mère peu après sa naissance, il est confié à une famille d’adoption, ce qu’il découvre après la mort de celle-ci lors du bombardement de Kobe. Il survit alors de vagabondage et de vols avec sa petite sœur, dans un Japon en ruine soumis à la pénurie et au marché noir.

Envoyé en maison de correction, un stupéfiant « deus ex machina » fait effet avec la subite réapparition de son père biologique qui se trouve être le vice gouverneur de province ! Celui-ci l’envoie alors suivre des cours de littérature française à Tokyo, retrouvant ainsi une vie décente. Cependant, Nosaka abandonne rapidement ses études. Il vit alors de petits travaux, tiraillé par ses souvenirs. Il devient écrivain en 1954, et son premier roman, Le Pornographe, paraît en 1964. Ce dernier fait un scandale et le rend célèbre. Mishima l’applaudira en le qualifiant même de « roman scélérat, enjoué comme un ciel de midi au-dessus d’un dépotoir ». Nosaka est un provocateur. Il écrit une suite à son premier ouvrage en 1967 : La tombe des lucioles, qui recevra le prix Naoki l’année suivante.

Nosaka nous fait revivre l’enfer des bombardements de Kobe, qu’il a lui même vécu étant enfant. L’histoire se déroule en 1945, narrée du point de vue de deux enfants : Seita, un garçon de quatorze ans, et sa jeune sœur Setsuko, alors âgée de quatre ans. Le récit s’ouvre par la fin : la mort tragique de Seita dans la gare de Sannomiya, au milieu d’autres sans-abris. Considéré comme un moins que rien, un déchet répandu sur le sol, son corps est retiré pour être brûlé. Une fin anonyme pour une vie qui la fut tout autant, comme aurait pu l’être celle de son auteur en d’autres circonstances. Âmes sensibles s’abstenir.

Le narrateur revient alors sur le triste destin de ce frère et de cette sœur. Fuyant l’incendie de Kobe qui se déclenche suite aux bombardements de napalms, ceux-ci ont perdu leur mère dans la confusion générale. Voulant protéger sa jeune sœur, Seita lui cache sa disparition. Trouvant refuge chez une de leurs cousines, celle-ci les escroquent et les maltraitent avant qu’ils ne décident de fuir. Seita et Setsuko vont alors se réfugier dans une caverne non-loin. Sorte d’abri de fortune les éloignant de l’horreur de la guerre. Dès lors, ce lieu deviendra un refuge aux affres des bombes, un espace d’évasion et d’imaginaire peuplé de lucioles.

03 Trosième ImageCette courte nouvelle d’une quarantaine de pages est très dure et très crue. Avec une poésie toute marquée, mais cependant moins que son équivalent filmique, ce récit se fonde sur la confrontation de deux univers. Une dualité thématique qui lui donne à la fois sa cruauté et sa force : celui de la folie et de la brutalité du monde des adultes ; face à celui de la naïveté et de l’innocence des enfants. Dans un contexte de guerre, de mort et de souffrance, où le désespoir règne (qui a dit que l’amour ne pouvait apparaître sur un champ de bataille ?) le contraste est profondément saisissant. Vivre dans ce genre de monde n’est pas fait pour les enfants ; ceux-ci ont besoin de s’évader, de jouer, de rêver, et c’est ce que tentera de faire Seita : faire vivre à sa sœur la vie qui aurait dû être la sienne, celle d’une simple petite fille.

Une des plus grande originalité, pour ne pas dire singularité, de ce récit tient sans doute du langage. Le style de Nosaka est assez surprenant : il allie la langue du peuple, un argot japonais transfigurant le texte, avec une plume qui pourrait nous évoquer les longues et riches phrases de Proust, mais qui peut en rebuter plus d’un ! Ce mélange rend le récit d’autant plus poignant et insoutenable, que ses personnages parlent et s’expriment comme des individus que l’on pourrait rencontrer chaque jour dans la rue. On plonge ainsi dans le rythme de la vie des personnes soumises au rationnement avec des images parfois triviales, parfois d’une infinie tristesse, d’une profonde tendresse entre ces enfants qui errent dans le ravage des bombardement, tenaillés par cette faim qui lentement tue.

Une adaptation en film d’animation a par ailleurs été réalisée en 1988 par Isao Takahata, travaillant pour l’occasion avec le Studio Ghibli. Que dire sinon que le film est incroyablement beau et émouvant, plus poétique même que peut l’être la nouvelle originale de Nosaka. Lorsqu’il sorti en France en 1996, les spectateurs commençaient à peine à découvrir les productions d’animations japonaises, injustement méprisées et souvent assimilées aux productions répondants aux impératifs commerciaux pauvres tant statistiquement qu’esthétiquement. Le tombeau des lucioles – car tel est le titre du film en France – a causé un véritable tremblement de terre dans le champ de l’animation français de l’époque par ses scènes inoubliables empruntes d’une beauté poignante.

01 Première Image

Akiyuki Nosaka

Tous les films de Takahata sont adaptés d’œuvres littéraires et Le Tombeau des lucioles ne fait pas exception. Là où Miyazaki préfère explorer des mondes imaginaires et merveilleux, Takahata préfère explorer la réalité du quotidien, même si cela doit conduire le spectateur à assister aux horreurs de la guerre. Ce naturalisme et cet enracinement dans la réalité sont en quelques sorte la marque de fabrique de sa filmographie. Ce film a d’ailleurs été récompensé de nombreuses fois, notamment par le prix UNICEF pour son message de paix et au festival du film de Moscou.

« Que Le Tombeau des lucioles soit un film d’animation ne signifie pas qu’il doive épargner le spectateur. La guerre est une chose monstrueuse, horrible. Des enfants meurent. Pour ce film, j’ai recherché une manière simple mais directe de montrer les choses, la mort. »

Une nouvelle raison de s’intéresser au cinéma d’animation et aux mangas, afin d’apprécier un genre s’affinant avec le temps, mais de plus en plus boudé par le cinéma traditionnel.

Clément MORAND

Les Mille et une Nuits ou le flamboiement sans fumée

Frontispiece_of_Burton's_Arabian_Nights,_volume_1De son nom original, Alf Lailah Oua Lailah, ce recueil anonyme de contes populaires est ce que l’on nomme, dans la simplicité même, un chef d’œuvre absolu, au même titre que L’Odyssée d’Homère ou le Don Quichotte de Cervantès.

Tous les petits enfants sont très tôt initiés aux contes d’Aladin et la lampe merveilleuse, d’Ali Baba et les quarante voleurs ou de Sindbad le Marin. Ce recueil littéraire porte donc souvent une connotation juvénile. Mais Les Mille et une Nuits sont bien plus que des contes pour enfants : pieuses, tragiques, sensuelles, cruelles et érotiques.

Ce monument de la littérature imaginative arabe a eu pour prototype un recueil persan, le Hazar Afsanah. À ce livre, aujourd’hui perdu, sont empruntés le dispositif des Mille et une Nuits – c’est-à-dire le dispositif de Schahrâzâde – et le sujet d’une partie des histoires. Les conteurs qui s’évertuèrent sur ces thèmes les transformèrent au gré de la religion, des mœurs et de l’esprit arabes, ainsi qu’au gré de leur fantaisie.

D’autres légendes, d’origine nullement persane, d’autres encore, purement arabes, se constituèrent dans le répertoire des conteurs. Le monde musulman sunnite tout entier, de Damas au Caire et de Bagdad au Maroc, se réfléchissait enfin au miroir des Mille et une Nuits.

Ce n’est donc pas une œuvre consciente, une œuvre d’art proprement dite, mais une œuvre dont la formation lente est due à des conjonctures très diverses et qui s’épanouit en plein folklore islamite.
Une œuvre arabe, malgré le point de départ persan, et qui, traduite de l’arabe en persan, turc, hindoustani, se répandit dans tout l’Orient.

Comme une offrande au Dieu de la Joie, voici deux extraits de cette merveille immortelle, dans la traduction de Joseph Charles Mardrus. Laissez les Djinn guider vos pas sur infini velours du ciel étoilé.

Extrait de la 376ème nuit

les-mille-et-une-nuits« On raconte qu’une nuit Haroun Al-Rachid s’étant couché entre deux belles adolescentes qu’il aimait également, dont l’une était de Médine et l’autre de Koufa, ne voulut pas exprimer sa préférence, quand à la terminaison finale, spécialement à l’une au détriment de l’autre. Le prix devait donc revenir à celle qui le méritait le mieux.

Aussi l’esclave de Médine commença par lui prendre les mains et se mit à les caresser gentiment, tandis que celle de Koufa, couchée un peu plus bas, lui massait les pieds et en profitait pour glisser sa main jusqu’à la marchandise du haut et la soupeser de temps en temps.

Sous l’influence de se soupèsement délicat, la marchandise se mit soudain à augmenter de poids considérablement. Alors l’esclave de Koufa se hâta se s’en emparer et de la cacher dans le creux de ses mains ; mais l’esclave de Médine lui dit : « Je vois que tu garde le capital pour toi seule, et tu ne songe même pas à m’abandonner les intérêts ! »

Elle repoussa sa rivale et s’empara du capital à son tour en le serrant soigneusement dans ses deux mains.

Alors l’esclave ainsi frustrée, qui était fort versée dans la connaissance des traditions du Prophète, dit : « C’est moi qui doit avoir droit au capital, en vertu de ces paroles du Prophète : « Celui qui fait revivre une terre morte en devient le seul propriétaire ! » Mais l’esclave de Médine, qui ne lâchait pas la marchandise, n’était pas moins versée dans la Sunna que sa rivale et lui répondit : « Le capital m’appartient en vertu de ces paroles du Prophète : « Le gibier appartient, non point à celui qui le lève, mais à celui qui le prend ! » Lorsque le Khalifat eut entendu ces citations, il les trouva si justes qu’il satisfit également les deux adolescentes cette nuit-là. »

Extrait de la 679ème nuit

sindbad-1« Et d’un mouvement rapide, elle rejeta ses voiles et se dévêtit tout entière pour apparaître dans sa native nudité. Béni soit le ventre qui l’a portée ! C’est alors seulement que Nour put juger la bénédiction qui était descendue sur sa tête !

Et il vit que la princesse était une beauté douce et blanche comme un tissu de lin, et qu’elle répandait de toutes parts la suave odeur de l’ambre, telle la rose qui sécrète elle-même son parfum originel.

Et il la pressa dans ses bras et trouva en elle, l’ayant explorée dans sa profondeur intime, une perle encore intacte. Et il se mit à promener sa main sur ses membres charmants et son cou délicat, et à l’égarer parmi les flots et les boucles de sa chevelure, en faisant claquer les baisers sur ses joues, comme des cailloux sonores dans l’eau ; et il se dulcifiait à ses lèvres, et faisait claquer ses paumes sur la tendreté rebondissante de ses fesses.

Et elle, de son côté, elle ne manqua pas de faire voir une partie considérable des dons qu’elle possédait et des merveilleuses aptitudes qui étaient en elle ; car elle unissait la volupté des Grecques aux amoureuses vertus des Egyptiennes, les mouvements lascifs des filles arabes à la chaleur des Ethiopiennes, la candeur effarouchée des Franques à la science consommée des Indiennes, l’expérience des filles de Circassie aux désirs passionnés des Nubiennes, la coquetterie des femmes du Yamân à la violence musculaire des femmes de la Haute-Egypte, l’exiguïté des organes des Chinoises à l’ardeur des filles du Hedjza, et la vigueur des femmes de l’Irak à la délicatesse des Persanes.

Aussi les enlacements ne cessèrent de succéder aux embrassements, les baisers aux caresses et les copulations aux foutreries, pendant toute la nuit, jusqu’à ce que, un peu fatigués de leurs transports et de leurs multiples ébats, ils se fussent endormis enfin dans les bras l’un de l’autre, ivres de jouissances… »

Sylvain Métafiot

À lire : le billet de Pierre Assouline sur la littérature arabe

Lionel-Edouard Martin : « La poésie doit transformer la chose vue en musique »

« Il n’est d’écriture que dans un ressenti particulier de l’univers, où les mots appellent, au-delà des êtres et des choses, un monde épuré de substance, où les corps sont de gloire et tiède la pierre – abolies frondes et catapultes. »
Lionel-Édouard Martin, Brueghel en mes domaines

20130827_5498Vous êtes l’auteur d’une vingtaine de livres et malgré une reconnaissance critique indéniable vous demeurez quasiment inconnu du grand public. Comment expliquez-vous cela ?

Je crois qu’il y a plusieurs raisons à cela. La première serait de dire que je n’écris pas pour le grand public. L’autre raison est que je publie dans des maisons d’éditions qui, sans être confidentielles, sont moins distribuées que certaines autres maisons de plus grande importance. Sur la vingtaine de livres que j’ai écrits il doit y avoir pour moitié des romans, qui sont ce qu’ils sont. L’autre moitié on peut les appeler des poèmes s’il l’on veut. Moi j’appelle ça des proses poétiques courtes. La poésie actuelle en France est peu lue, méconnue, les maisons d’édition peinent à faire connaître les auteurs. Évidemment, on peut citer quelques poètes contemporains qui ont une petite notoriété auprès du grand public. À côté de ce qu’on peut appeler « les grands ancêtres », comme Yves Bonnefoy, les gens de ma génération sont un peu méconnus.

Cela est-il dû à la rigueur et la richesse, peu communes, de votre prose ?

C’est toujours difficile pour un auteur de se prononcer par rapport à cela. J’aurais tendance à dire que je ne sais pas écrire autre chose que ce que j’écris. Je n’ai pas envie d’écrire autre chose que ce que j’écris. Cela ne pose pas, a priori, d’état d’âme. Cela en pose, en revanche, pour mes éditeurs quant aux retours sur investissements [rires]. Pour un auteur c’est tout de même un souci que certaines maisons d’édition acceptent de prendre le risque de publier ce qu’il écrit. Toute la question est là. J’ignore si c’est à cause de la difficulté de mon écriture qui tranche un peu par rapport à d’autres écritures contemporaines sans doute plus simples ou plus faciles à lire. Aujourd’hui on aime une écriture plus compacte. Mais ce n’est pas pour autant que tous les auteurs se conforment à cette espèce de moule que l’on veut imposer, c’est-à-dire sujet/verbe/complément et c’est tout. Il semblerait que cela soit plus facile à lire, qu’un certain vocabulaire pauvre doive s’imposer s’il l’on souhaite toucher un public plus large. Moi je ne sais pas faire cela. J’ai besoin d’avoir un vocabulaire précis. Le français est une langue riche autant faire avec. Certes, en employant une métaphore musicale on pourrait me demander : pourquoi ne pas jouer de plusieurs instruments ? Le flûtiste que je suis répondrait : il faut quasiment toute une vie pour maîtriser toutes les possibilités d’un instrument. Par exemple, si l’on veut passer au jazz il y a des sonorités improbables que l’on découvre par soi-même. Pour la langue française c’est la même chose. On peut s’en servir de façon simple mais on a un instrument d’une telle richesse qu’on pourrait l’exploiter et le découvrir de toutes autres façons. Je ne vois pas pourquoi un joueur de jazz devrait jouer des mélodies simples.

1ere-de-couv_Nativite-Est-ce également dû au fait que vous ne souhaitez pas vous mêler au spectacle médiatique littéraire ?

Oui et il y a plusieurs raisons à cela. Je vis en Martinique la plupart du temps car j’y travaille. D’autre part, je ne vois pas trop la nécessité de me montrer en public. Quel sens cela peut-il avoir ? On fait parfois de merveilleuses rencontres dans certaines librairies (je pense notamment à la librairie Coquillettes à Lyon, où c’était un plaisir et un bonheur de rencontrer les propriétaires de l’époque) car on a un auditoire choisi. Mais je ne suis pas élitiste quand je dis ça : ce sont des gens qui s’intéressent à une certaine forme de littérature, qui sont conviés, qui viennent et cela donne une soirée de qualité sans être collet monté, ni guindé, mais simple et drôle. Ce sont donc des choses que je fais volontiers mais je le fais rarement. J’aime autant qu’on lise mes textes, ça me semble plus intéressant que de m’exposer en public.

Vous êtes un infatigable voyageur, vous parlez plusieurs langues, les lieux que vous parcourez inspirent et imprègnent votre poésie. Mais le plus récurrent et le plus doux des voyages est celui que vous faites en vous-même, vers l’enfance.

En effet, cela correspond à deux facettes de mon œuvrette (pour éviter d’employer le terme « œuvre »). Sur l’écriture courte je fais très souvent référence aux choses vues, aux paysages. On voit quelque chose, on ne sait pas comment ça marche, mais on transforme en mots, presque de façon immédiate, la chose vue. À un moment il y a un déclic qui se fait, une association entre ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire. Pour le roman c’est différent, on est dans une écriture plus longue qui ne peut pas être dans l’instantané de la chose vue. Le monde contemporain n’est pas vraiment une de mes récurrences. Ce n’est pas que je le fuie mais je ne sais pas ce que je pourrais en dire. En revanche, je ne sais pas si c’est une chance, mais j’ai vécu une enfance et une adolescence heureuses, celles des années 1960, dont je m’inspire très volontiers. Je dis toujours que je n’ai pas d’imagination car les souvenirs ne sont pas imaginaires. C’est assez drôle car mes parents lisent mes ouvrages et de temps en temps s’exclament : « Mais, où est-il allé prendre ça ? Tu te trompes complètement, ce n’était pas du tout là, ce n’était pas à cette époque ! Etc. » Il y a donc une déformation des souvenirs par une sorte d’imaginaire, ce que j’appellerais une invention involontaire.

20130827_5320Loin d’être cérébrale, votre poésie est sensible. La ripaille bienheureuse que vous chantez ouvre l’appétit. Une réminiscence de la cuisine de votre enfance ?

Oui et non. J’ai toujours eu une grand-mère qui cuisinait. Vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale on était dans une relation à la nourriture qui était marquée par le besoin de manger. Dans les campagnes, là d’où je viens, il y avait un rapport à la nourriture un peu oublié aujourd’hui. Ce fonds de souvenir est très présent. D’un autre côté, et j’espère que cela ne se voit pas physiquement, je suis quelqu’un qui aime la nourriture, la bonne chère. J’aime cuisiner parce que c’est matériel : choisir le produit sur le marché, acheter la matière brute (la viande, les légumes…) et à partir de cette matière on fait quelque chose. C’est ce qui est fantastique dans la préparation de la nourriture : prendre des ingrédients épars, les réunir et en faire un plat (si possible bon).

Finalement, la littérature c’est un peu de la cuisine. On va chercher ce qui nous semble bon : on fait un choix de mots, de rythmes, d’images, etc. et on réunit tout ça pour faire des phrases. Mais je ne suis pas un gros mangeur, c’est-à-dire un gros lecteur. Je ne lis pas quinze livres par semaine. Je fais une sélection de ce que je peux lire, de ce que je sais pouvoir lire et je déguste. Il doit y avoir un plaisir lent à la lecture. Il y a une dégustation à certains styles : Julien Gracq, Jean Giono, Henri Bosco. Il y a un plaisir articulatoire à la lecture de leurs œuvres. C’est comme une mastication.

Pour Nietzsche la rumination est un modèle de lecture philosophique, la faculté permettant d’élever la lecture à la hauteur d’un art.

Je suis arrivé à un âge (57 ans) où on arrête de se gaver. On ne peut plus se permettre les excès que l’on a pu faire quand on avait vingt ans. Je suis arrivé à l’âge de la relecture. J’aime bien découvrir de nouveaux auteurs (même si parmi les contemporains il y en a peu qui me semblent intéressants) mais je suis surtout un relecteur. J’ai passé l’été dernier à relire certains ouvrages de Giono et de Bosco que je n’avais pas relus depuis plus de trente ans. On se dit que c’est de la littérature pour jeunes alors que c’est faux. Il y a toute une partie de la littérature de Bosco, incroyable de force, qui s’adresse à un public adulte. Malicroix (1948), par exemple, est impressionnant par sa beauté stylistique, par sa trace très sonore, par les thèmes de la nature, de l’île, de la terre, de la culture, du corps humain… C’est un texte magnifique.

On ne lit pas de la même manière qu’il y a trente ans. C’est cela qui est fantastique dans les livres qu’on peut relire. Il y a des livres qu’on ne peut pas relire, dont on ne tirera rien à la relecture. Mais il y en a, des textes que l’on croit très bien connaître, qu’on redécouvre à tous les âges. Par exemple, je suis un proustien convaincu depuis la fin de mon adolescence (je suis tombé dans Proust quand j’avais 17 ans) et Proust est un auteur sur lequel je reviens sans cesse. On prend un des volumes d’À la recherche du temps perdu et on tape dedans, n’importe où, et on s’émerveille de redécouvrir certaines choses. C’est la métaphore du petit pan de mur jaune que Bergotte découvre au seuil de la mort sur une peinture murale.

Petit pan de mur jauneOù se situe votre œuvre dans le temps ? Nous sommes au XXIe siècle mais vous semblez nostalgique du XIXe et du début du Xxe siècle.

Je vais vous étonner, et cela peut sembler paradoxal, mais je me crois foncièrement moderne. D’une modernité certes différente que celle d’auteurs plus jeunes que moi. Mais, je trouve mon écriture plus moderne qu’on ne le croit généralement. Pourquoi ? Parce que, tout en étant relativement classique de forme, il y a toujours quelque chose qui cloche, qui boîte un peu, qui est là pour apporter une petite discordance. Par ailleurs, je suis un tenant des écrits de rythme. J’ignore si cela est bien perceptible dans ce que j’écris mais, par exemple, la question de la ponctuation intervient constamment. Sans être amateur des musiques contemporaines, je me rapproche plus de certains compositeurs actuels qui travaillent sur les questions de rythme, de leitmotiv, etc.

Il faut aussi tenir compte de la façon dont je compose mes livres. La plupart d’entre eux ne sont pas linéaires. Il y a beaucoup de non-dits dans la structure. Je ne suis pas amateur des romans qui guident, qui disent tout, ça me laisse un peu pantois. Je tends plutôt à aller vers une écriture riche et économique. Économique car on n’a pas à dire l’entièreté du monde quand on écrit un roman. Ce qui m’intéresse c’est d’avoir une écriture pensée comme économie de narration, même si elle peut parfois heurter parce qu’il y a des choses qui manquent. Il m’arrive, bien entendu, de faire des apartés, des digressions, etc. mais tout cela est pensé par rapport à ce que je veux. Ce n’est pas pris au hasard. Ainsi, si l’on y prête attention, la modernité de mon écriture peut ressortir.

Ce serait cela la musicalité de votre style : le mélange entre classicisme et une certaine modernité ?

Dans un prochain roman qui paraîtra en 2014 aux Éditions du Sonneur je fais justement référence à l’improvisation en jazz, une musique que j’aime particulièrement. La question de la musicalité, de l’accord des accords, travaille mon écriture. C’est une question que je me pose constamment. Je ne sais pas faire autrement. Par exemple, j’ai une obsession qui peut sembler bête : le hiatus. C’est quelque chose que je ne supporte pas, même s’il y en a sans doute dans mes textes.

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Sylvain Métafiot

Le Comte Ory : quand l’érotisme fait danser les mots à l’opéra

oryDu 21 février au 5 mars 2014, à l’opéra de Lyon, se jouait Le Comte Ory, de Gioacchino Rossini, dirigé par Stefano Montanari et mis en scène par Laurent Pelly. Cet opéra français de 1828 se jouera en juillet au Teatro de la Scala de Milan, preuve de la qualité de cette distribution.

Un décor spectaculaire

Laurent Pelly, directeur du Théâtre National de Toulouse aime se frotter à l’opéra mais à condition d’en réaliser un spectaculaire. En effet, pour ces dernières mises en scène à l’opéra de Lyon, il n’avait pas hésité, en 2010, à changer la maison de pain d’épice d’Hansel et Gretel en un laboratoire aux murs qui se déplacent et construits à partir de rayonnage de grande surface. En 2011, pour la reprise de la Vie Parisienne (montée en 2007 pour la première fois), toujours à l’opéra de Lyon, il n’avait pas hésité à faire venir des voitures sur scènes ainsi qu’un nombre considérable de danseurs et chanteurs. Pour son retour à Lyon, Laurent Pelly nous en a encore mis plein la vue avec sur scène de nouveau une voiture et une cinquantaine de chanteurs entonnant au même moment quatre textes différents pour clore l’acte I. Il nous propose ensuite pour l’acte II un décor de quatre plateaux mis les uns à côté des autres, tellement grands que deux suffisent pour remplir l’espace scénique. Ainsi, le décor coulisse d’un côté à un autre pour dévoiler la cuisine, l’antichambre, la chambre et la salle de bain : plutôt que de perdre du temps entre chaque scène avec des techniciens qui devraient changer le décor coupant ainsi la belle musique, cette idée est vraiment prodigieuse.

« Rossini ne nous donne jamais ni paix ni trêve ; on peut s’impatienter à ses opéras mais certes l’on n’y dort pas. C’est toujours un plaisir qui succède au plaisir. » Stendhal

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Un vaudeville à l’opéra

Le Comte Ory est un personnage qui s’ennuie dans sa vie et donc passe son temps à inventer des stratagèmes pour séduire de nouvelles conquêtes. Le dernier en date étant de s’enduire de peinture marron et de se faire passer pour un ermite qui « donne l’opulence, / Le savoir et des époux ». C’est ainsi qu’il prédit aux uns et surtout aux unes qu’elles trouveront un mari, qu’il reviendra de la Croisade, etc. Puis, à la fin de son intervention, il invite les femmes de l’assemblée à le rejoindre dans son appartement et elles en reviennent comblées… L’autre ruse qu’il emploiera dans la pièce est une empruntée à son page Isolier, rival en amour, qui pour séduire la Comtesse Adèle pensait à se déguiser en pèlerine pour qu’elle lui offre l’hospitalité et le laisse ainsi rentrer dans son castel où les hommes sont interdits. Finalement, avec ses quatorze amis, il se déguise en pèlerine et demande l’hospitalité à cette Comtesse qui souffre d’ennui et de manque d’amour depuis que son mari est parti en Croisade.

WEB_OperaLeComteOry_C__Bertrand_Stofleth--672x359Ces trois personnages et le mari absent composent les protagonistes de cette histoire. Comme dans tout vaudeville qui se respecte, il y a un mari absent dont la femme est courtisée, ici par deux amants. Le page a ses faveurs mais pas le Comte Ory, victime de sa réputation de Don Juan. Le premier acte sert à présenter les personnages et la démesure qui habite le Comte Ory tandis que dans le deuxième la comédie amoureuse commence vraiment à s’installer. Le Comte s’introduit dans la maison en se faisant passer pour une pèlerine. Isolier, voulant avertir la Comtesse que son mari revient de Croisade à minuit, découvre le plan de son maître et veut l’en empêcher pour lui-même jouir de l’intimité de la Comtesse qui se désespère en apprenant que le Comte est présent et que son mari revient si promptement. Isolier prévient la Comtesse qu’il ne laissera pas le Comte lui ôter sa vertu et se dévêt pour se coucher auprès d’elle, pour la « protéger » contre le Comte. À la faveur de la nuit, le Comte s’introduit dans la chambre, se déshabille et se glisse dans le lit dans lequel Isolier fait barrage entre le Comte et son amante. Plutôt que de se dévoiler au Comte, Isolier se laisse caresser par le Comte puis de fil en aiguille ils finissent tous trois au lit pour un moment partagé d’intense folie… Tout va bien à l’opéra de Lyon ! Et vaudeville oblige, tout est découvert, le Comte est outré de s’être fait piéger, Isolier est béat d’avoir réussi à ôter la vertu de la Comtesse, celle-ci se désespère et les presse de s’en aller car son mari arrive. Comme il n’y a pas de placards assez grands pour accueillir toutes les fausses pèlerines, elles les fait tous passer par la fenêtre pour qu’ils s’enfuient. Tous sortent, le mari arrive, il retrouve sa femme et l’honneur est sauf ! Ouf !

« Si vous vouliez me promettre le secret, je dirai que le style de Rossini est un peu comme le Français de Paris, vain et vif plutôt que gai ; jamais passionné, toujours spirituel, rarement ennuyeux, plus rarement sublime. » Stendhal

Le « bel canto » pour faire chanter les mots

Extraits de l’opéra : http://www.youtube.com/watch?list=UUqokSEcSXvZN-sl2_NOUwOw&v=j7axymwzOM0#t=70

Après la mise en scène, il convient de rendre hommage non pas à la musique, belle comme dans tout opéra, bien que largement voire exactement reprise à un opéra précédent de Rossini, Le Voyage à Reims, mais au livret. On ne parle pas assez des livrets à l’opéra alors qu’ils sont fondamentaux, la musique ne va pas sans les paroles. Ce livret écrit par Eugène Scribe et Charles-Gaspard Delestre-Poirson est parfaitement adapté au style musical que pratique Rossini. Cela prouve que les co-auteurs connaissaient très bien la musique de Rossini, ce qui n’était pas toujours le cas.

OperaLeComteOry04-e1393458321275Rossini était un adepte du « bel canto », une technique de chant, fondée sur la recherche du timbre, mêlant virtuosité vocale et utilisation d’ornements, de nuances et de vocalises sur une tessiture la plus étendue. Pour les non musiciens, le « bel canto » a pour but de déformer les mots en étirant la prononciation de voyelles au sein d’un mot : un « camion » pourrait ainsi devenir un « caaaaAaaAaAmiiiiIiiiiIiion » ce qui renforce le côté humoristique de l’opéra. Le « bel canto » du XIXe siècle a éprouvé certaines difficultés à bien sonner dans un opéra français et Le Comte Ory en est sûrement le plus bel exemple, justement parce que les librettistes connaissaient la musique et savaient le but de Rossini dans cet opéra : divertir en jouant sur les mots et sonorités.

L’originalité de cet opéra est que Rossini a réussi à dépasser le cadre du « bel canto », souvent jugé trop déclamatoire, en proposant de s’en servir dans un opéra complètement fou. Ce vaudeville avant l’heure enchante par l’énergie qui se dégage des chanteurs et par la justesse technique de l’orchestre de l’opéra de Lyon dirigé cette fois-ci non pas par Kasushi Ono (le chef d’orchestre résident) mais par le jeune Stefano Montanari, qui commence à se faire une jolie renommée en Europe.

Jérémy Engler

La fête du livre de Bron

fete-livre-bronDu 14 au 16 février la ville de Bron organise sa 28e fête du livre. L’occasion de rencontrer de nombreux écrivains contemporains, de discuter avec les libraires présents, de former un gang de bibliophiles et de repartir en titubant sous le poids des sacs de livres achetés, le portefeuille vide mais le cœur comblé.

Petit tour d’horizon de quelques auteurs invités

Sorj Chalandon, écrivain et journaliste au Canard Enchaîné, ancien reporter de guerre pour Libération, il est l’auteur de six romans relatant, notamment, la guerre en Irlande du Nord ou la guerre civile au Liban. Il dialoguera avec Jean Hatzfeld (également ancien reporter de guerre pour Libération et auteur de trois ouvrages fondamentaux sur le génocide rwandais) autour des liens qui unissent la littérature et la guerre, samedi 15 février à 12h30 dans la salle des Parieurs.

Brigitte Giraud, écrivain, directrice de la collection « La Fôret » aux éditions Stock, jurée du premier concours d’écriture du Litterarium !, elle sera présente le jeudi 13 février à 20h30 à la médiathèque de Bron pour un « ping-pong » musical avec le chanteur Albin de la Simone

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Eric Chevillard

L’écrivain et féroce critique Pierre Jourde (La littérature sans estomac) s’entretiendra avec son compère Eric Chevillard (auteur du désopilant L‘autofictif et ses suites) sur la puissance de la littérature à interférer avec la vie réelle. Mais la vraie vie n’est-ce pas la littérature ?

Pierre Jourde dont nous avions retranscrit sa réponse à la fameuse question « à quoi sert la littérature ? » dans le Gazettarium.

Alaa al-Aswani, écrivain égyptien contemporain majeur (L’Immeuble Yacoubian (2002) et Chicago (2006) furent des succès mondiaux), il a récemment publié Chroniques de la révolution égyptienne. Il interviendra le samedi 15 février à 17h pour témoigner de la révolution égyptienne à laquelle il a pris part.

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Alaa al-Aswani

Martine Boyer-Weinmann, professeur de littérature du Xxe siècle à l’Université Lyon 2, débattra avec Claude Arnaud (biographe de Chamfort et de Cocteau) et Benoit Peeters (biographe d’Hergé et de Jacques Derrida) sur « Les secrets du biographe » vendredi 14 février à 13h dans la salle des Parieurs, et, le même jour, dans la même salle mais à 15h sur le thème « De la biographie au roman » en compagnie de Hugo Boris (auteur du remarqué Trois grands fauves sur les figures de Danton, Churchill et Hugo) et de Bertrand Leclair (auteur de Le vertige danois de Paul Gauguin).

Vous pourrez également assister à un dialogue de comédiens entre Denis Podalydès (auteur de Fuir Pénélope) et Sylvie Testud (ayant écrit C’est le métier qui rentre) dimanche 16 février à 17h dans la salle des Parieurs.

Si vous souhaitez en savoir davantage, vous pouvez retrouvez toutes les infos du festival sur le site officiel.

Sylvain Métafiot

Ray Bradbury, le poète qui venait de Mars

3370239325Ray Bradbury est mort le mardi 5 juin 2012 dans sa résidence de Los Angeles. L’écrivain américain était un amoureux des bibliothèques. À tel point qu’elles étaient pour lui le meilleur lieu pour apprendre. Davantage que l’université qui, selon lui, « n’est pas une bonne expérience ».

De fait, Bradbury défendait les bibliothèques et l’accès gratuit à la culture, mais Internet, n’était qu’une « grande distraction ». Récemment contacté par Yahoo! qui, il y a plusieurs mois de cela, souhaitait mettre en ligne un de ses livres, il leur répondit : « Vous savez ce que je leur ai dit ? “Allez au diable. Allez au diable, vous, et votre maudit Internet“ ». Parallèlement, il considère les ebooks « dénué de sens, ce n’est pas vrai. C’est dans l’air, quelque part ». Pour lui, le seul endroit magique était la bibliothèque publique de Los Angeles dans laquelle il se rendait régulièrement.

Difficile, au-delà du génie littéraire, ne pas avoir une quelconque sympathie pour cet indécrottable conservateur technophobe capable de nous faire voyager aux confins de l’espace dans ses incroyables romans.

Bradbury, réinventeur de la poésie imaginaire ?

Mais Bradbury jouissait-il d’une aussi bonne réputation il y a cinquante ans, et notamment en France ? Pour la plupart des intellectuels français des années 1950, la science-fiction, ou tout du moins les œuvres de leurs ambassadeurs les plus créatifs, comme Ray Bradbury, constituait bel et bien un renouveau dans le champ littéraire et plus particulièrement dans l’univers de la poésie fantastique et onirique.

2996517221Selon Michel Deutsch, dans un article entièrement dédié au père des Chroniques martiennes dans le numéro 122 (juillet 1957) de la revue Critique, Ray Bradbury n’était pas tant considéré comme un auteur de science-fiction que comme un grand écrivain poétique d’anticipation.

Deutsch rassemble sous l’expression « littérature d’hypothèse » les deux genres qui lui sont propres : la science-fiction et l’anticipation. Autant le regard qu’il porte sur la science-fiction est plutôt méprisant, autant celui qu’il porte sur les romans d’anticipation est emprunt d’admiration. Pour lui, la science-fiction est la simple « transposition du feuilleton de cape et d’épée destinée à la consommation exclusive d’un public enfantin. […] Un négligeable sous-produit littéraire, […] une aberration » [qui se complait facilement dans] « l’étalage de scientisme élémentaire et de pseudo-rationalisme. » Une lourdeur narrative qu’évite magistralement Bradbury puisque celui-ci « n’est aucunement un auteur de “science-fiction“ » mais, paradoxalement, un auteur majeur de la littérature d’hypothèse. Cette contradiction apparente s’explique par l’affirmation que Bradbury explore le futur en articulant le rêve et l’hypothèse, en l’éprouvant « comme dimension fantastique, comme forme poétique ouverte », permettant, par là-même, d’acquérir une densité et une transparence d’une richesse inédite.

Si cette dimension fantastique se manifeste classiquement dans les premiers écrits de Bradbury (The October Country, Les Pommes d’Or, Pog-Horn), elle ne disparait pas pour autant lors de sa découverte de l’anticipation et devient un socle sur lequel il construit et agrandit son univers merveilleux et irréel. S’il reprend un thème classique de l’anticipation dans Fahrenheit 451 (la chasse à la culture) c’est pour le traiter sur le mode d’un surréalisme onirique. Ou plutôt d’un « parasurréalisme » selon Deutsch : un « surréalisme innocent », qui ne se résume pas à une simple technique d’écriture mais constitue « l’expression nécessaire et naturelle d’une certaine conception du fantastique ».

S’ensuit une apologie de la charge poétique qui imprègne les objets dans l’œuvre de Bradbury, leur conférant une dimension onirique tutoyant le sublime : « les fruits d’or poussent aux murs de cristal, les demeures pivotent comme des tournesols, […] les livres chantent sous la main qui les effleure, […] on sillonne la nappe vitrifiée des mers de sable que le vent pousse comme autant de fumées de cobalt » Le génie poétique de Bradbury atteint son sommet avec les Chroniques martiennes. Deutsch compare Bradbury à Raymond Roussel[1] pour la beauté de ses descriptions surréalistes. Ce qui compte pour Bradbury n’est pas l’exactitude des théories scientifiques, la logique pure, ni la rigueur des procédés techniques (ce « vérisme dérisoire » selon Deutsch) mais la beauté : « la cosmographie de l’auteur est une architecture délirante, totalement indifférente aux principes directeurs de la mécanique céleste ». L’objet est détourné de sa fin première pour accéder à une immatérialité esthétique. Ainsi, une fusée ne sert pas à transporter « trivialement » des individus mais est une ode au rêve : « Elle venait des étoiles et des vertiges noirs… elle recélait du feu dans ses entrailles et des hommes dans ses cellules métalliques. Elle laissait derrière elle un sillage ardent, net et silencieux. »

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Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce poète qu’est Bradbury ne fait qu’exprimer l’horreur de la technique moderne qui menace de recouvrir toute la culture classique et humaniste de sa vulgarité mécanique. Il craint pour la survie de la dignité de l’homme et pousse, en conséquence, un cri d’alarme. Stephen Spriel relève, à ce propos, dans le numéro 202 (mai 1953) de la revue Esprit, que « le plus “littéraire“ de ces auteurs [de science-fiction], le brillant Ray Bradbury […], déteste ces machines dont ses œuvres fourmillent. Personnellement, il ne veut ni auto, ni télévision. C’est en 50 seulement qu’il s’est résigné à avoir la radio et… le téléphone ! ». C’est pourtant là, selon Michel Deutsch, que réside la faiblesse de l’auteur lorsque le poète surréaliste laisse place au fabuliste politique. Lorsque l’espérance magnifique portée par le premier cède le pas au « manichéisme grossier et aux symboles artificiels » utilisés par le second. Deutsch n’accepte pas que le roman d’anticipation puisse servir à des fins moralisatrices, en se détournant de l’onirisme à l’état pur. Selon lui, Bradbury est encore trop hanté par de grandes figures tutélaires de l’utopie telles que Thomas Moore, Tommaso Campanella, Voltaire ou Jonathan Swift. Cela dit, Bradbury s’inspire également d’auteurs comme Edgar Allan Poe, Howard Phillips Lovecraft, Lewis Caroll, Ambrose Bierce, conférant au « fantastique une dimension nouvelle » et inscrivant la science-fiction dans un processus de création poétique.

Dès les années 1950 Ray Bradbury exprimait déjà ses craintes quant à l’avenir de l’humanité et exposait la problématique du rapport de l’homme à la machine à travers son travail d’écrivain de science-fiction. Il affirmait que l’homme est responsable du futur de l’humanité par les actions qu’il mène aujourd’hui. Il ne se considérait pas comme un moraliste mais comme un conteur d’histoire, même si toutes les histoires possèdent une certaine morale. Celle sur la responsabilité de l’homme, qui obsédait Bradbury, est de plus en plus prégnante depuis l’avènement de la technique moderne. Face à l’Homme apparait la Machine, qui lui conteste sa domination planétaire. La science-fiction a ainsi pour but d’interroger le rapport que l’homme entretient à la machine et les conséquences qu’une telle relation peut entraîner : soit la destruction du monde existant, soit la construction d’un monde meilleur. Dans le climat pessimiste qui prévaut au sein des auteurs de contre-utopie, la première possibilité est généralement celle qui les fascine le plus, autant qu’elle les effraie. Pour Bradbury « Cette possibilité [lui faisait] très peur ». Nous ne savons pas faire face à cette nouvelle déferlante scientifique et nous nous comportons comme des enfants avec de nouveaux jouets.

C’est dans son roman contre-utopique le plus célèbre, Fahrenheit 451, qui connaît un grand succès lors de sa publication en 1953, que Bradbury exprime ses craintes les plus immédiates quant au devenir des sociétés humaines.

Fahrenheit 451 ou le refus de l’anéantissement

616739740Avec Fahrenheit 451 (la « température à laquelle un livre s’enflamme et se consume ») Ray Bradbury décrit une société aseptisée, totalement décervelée, uniforme, où l’action des forces de l’ordre s’exprime dans un permanent autodafé, véritable allégorie du nazisme. Dans une inversion totale des rôles, les « pompiers » n’ont effectivement plus pour tâche d’éteindre les incendies mais de brûler les maisons qui conservent des livres de littérature ou de philosophie. Cette folie incendiaire ne provient pas d’un ordre gouvernemental mais résulte de l’évolution de la société tournée vers la réalisation du bonheur collectif, immédiat et inconscient. La seule chance réside dans le travail prométhéen d’un pompier qui, intrigué par ces livres qu’il doit anéantir se met à les lire, et par son effort de mémoire, tente d’éviter cette terrifiante politique de la table rase culturelle. Traqué comme n’importe quel dissident il s’enfuit et rejoint la communauté des « hommes-livres », réfractaires réfugiés souvent hors les villes – à la manière des « sauvages » d’Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes ou des « Méphis » de Ievgueni Zamiatine dans Nous autres – et dont la mémoire garantit la survie de la culture. C’est un combat « conservateur » contre la censure aveugle qui s’engage alors. La mémoire, la résistance passive permettent de conserver les traces du passé, de refuser le présent qui les détruit et de préserver les chances d’un futur plus souriant.

Cette histoire invite à faire le parallèle avec tous ces dissidents soviétiques qui passaient une grande partie de leur temps à se remémorer des poèmes, à réécrire des œuvres dans de fragiles éditions du samizdat[2], pour les mêmes raisons que les héros du livre.

Fahrenheit 451 exprime la réaction de son auteur face au mépris de la littérature et de la culture, favorisé par la montée des mass media et de la consommation grégaire. Pour Bradbury l’humanisme peut renaître par le biais de la transmission orale des récits et des contes fondateurs de la civilisation occidentale.

Sylvain Métafiot

[1] Écrivain français dont l’œuvre narrative, saluée par les surréalistes pour l’exubérance de ses fantasmes et par les adeptes du « nouveau roman » pour sa combinatoire formelle, constitue une exploration systématique du mécanisme de la création littéraire.

[2] L’« auto-édition » en russe (par opposition au Gosizdat, les « éditions d’État » officielles) est un système clandestin de circulation d’écrits dissidents dans le régime soviétique et dans les pays du bloc de l’Est.

Article initialement publié sur Ma Pause Café.