Les obsessions de Modiano : une fresque entêtante

NobelL’année dernière, dans son discours de Stockholm de remise du prix Nobel de Littérature, Patrick Modiano évoquait l’influence de son histoire personnelle sur ses écrits, éclairant ainsi en partie son œuvre et ses obsessions qui reviennent à chacun de ses livres. Il expliquait que « chaque nouveau livre, au moment de l’écrire, efface le précédent » et que cela lui donnait l’impression « de l’avoir oublié ». Selon lui, ce sont les lecteurs qui sont les plus à même de comprendre et d’élucider le sens de ses livres : « Je croyais les avoir écrits les uns après les autres de manière discontinue, à coups d’oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil. »

Quelles sont ces obsessions modianesque ? Esquisse de cette fresque entêtante à travers deux citations de ce discours magnifique.

« Je m’efforçais de vaincre ma peur et de m’aventurer la nuit »

Bien des personnages de Modiano sont des amateurs de la fugue et des promenades nocturnes. Parfois en décalage avec le monde qui les entoure, ils se promènent dans Paris avec l’allure de chiens errants. Mais les héros de Modiano sont toujours pourvus d’une science de la vie, d’une acuité qui nous fait comprendre bien vite que derrière ces fugues se cache avant tout une soif de connaissance, comme une envie irrépressible de ne pas perdre une miette de la ville, bruissante et infatigable.

La traversée de la Seine, par exemple, possède une symbolique bien précise, bien identifiée. Souvent, le personnage qui passe d’une rive à l’autre est à l’aube d’une transition.  Ou d’une fuite. « Depuis des mois, je n’avais pas mis les pieds sur la rive droite, et maintenant le quai de la Tournelle et le quartier Latin me paraissaient à des milliers de kilomètres de distance ». Dans Du plus loin que l’oubli (1996), le narrateur mène l’enquête sur une dénommé Cartaud, connaissance d’un couple dont il s’est lié, Jacqueline et Gérard. Pour suivre Cartaud, il a dû quitter sa zone de confort, qui correspond à un périmètre réduit à l’intérieur même de son quartier. Plus tard, lorsqu’il quittera Paris pour Londres, la topographie de la ville restera un élément central de la narration, comme si la ville et le héros vivait dans un même souffle, dans un même élan.

À la manière du jeune Modiano qui partait seul à la rencontre du Paris nocturne, malgré l’aspect terrifiant de ne plus retrouver son chemin et de s’égarer dans le dédale des rues. « Il m’arrivait, vers neuf ou dix ans, de me promener seul, et malgré la crainte de me perdre, d’aller de plus en plus loin, dans des quartiers que je ne connaissais pas, sur la rive droite de la Seine. » Ces errances dans Paris entraînent des rencontres fortuites. Imbriquées les unes au autres, ces rencontres du hasard ont toujours de grandes répercussions sur la vie des personnages chez Modiano. Ils sont parfois même l’élément central de l’histoire.

« Envelopper la vie courante de mystère »

accident nocturneChez Modiano, le héros récurrent a la vingtaine, il n’a pas d’attaches familiales et vit dans un hôtel, à Paris. En partant à la découverte de sa ville, il fait la connaissance d’inconnus qu’il décide de suivre, ou qu’il cherche à retrouver, parfois de manière obsessionnelle. Dans Accident nocturne (2003) le narrateur cherche à tout prix à retrouver une femme qui l’a renversé alors qu’il marchait place des Pyramides. Elle s’appelle Jacqueline (un prénom qui revient souvent dans son œuvre), il connaît vaguement son adresse et la couleur de sa voiture. Avec une étonnante opiniâtreté, l’homme se lancera dans ses recherches, sans que l’on comprenne exactement le but de celles-ci. L’incongru s’immisce, le burlesque pointe, et le lecteur prend plaisir à le suivre dans le sillon de ces quêtes absurdes.

L’identité de la plupart des héros modianesques n’est pas révélée. Le narrateur de Dans le café de la jeunesse perdue (2007) est de ceux-là : « La rue d’Argentine où je louais une chambre d’hôtel était bien dans une zone neutre. Qui aurait pu venir m’y chercher? Les rares personnes que je croisais là-bas devaient être mortes pour l’état civil. » L’hôtel, lieu neutre par excellence, dénué de personnalité, amplifie cette impression d’anonymat et de flou. Modiano, dans le discours de Stockholm, explique que, sous le regard du poète et du romancier, « la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. » Ses romans baignent dans une atmosphère étrange, ils sont éclairés par la bougie de l’écrivain qui a su prêter l’oreille au bruit du monde, et donner des atours baroques à la simplicité de la vie.

À la fin de son discours, Modiano se dit « curieux » de voir comment la nouvelle génération d’écrivains exploitera le spectre des relations qui se construit de plus en plus au travers des réseaux sociaux et d’Internet, annihilant la part de mystère des personnes. Mais rassurons-nous : il se dit aussi « optimiste » face à ce défi du futur de l’écriture…

Adele Binaisse

Les Vacances de Jésus et Bouddha ou le divin rire

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Parler de religion avec humour ? Hikaru Nakamura l’a fait. Auteur des Vacances de Jésus et Bouddha sorti dans le courant de l’année 2008, le manga compte aujourd’hui 10 tomes en France (11 au Japon), et il est toujours en cours d’écriture (l’animé adapté du manga, Saint Young Men, est sorti en 2013). L’histoire nous présente donc Jésus et Bouddha qui, après avoir bien servi l’humanité, décident de se retirer sur Terre pour découvrir une nouvelle culture. Les voilà donc au Japon, pays qui leur réserve bien des surprises. Sur un ton humoristique l’auteur nous fait découvrir la culture de l’Asie à travers les yeux de deux personnages qui n’ont jamais connu autre chose que le paradis.

Le manga est découpé en plusieurs histoires qui se suivent plus ou moins. Dans les trois premiers tomes on peut lire les chapitres dans le désordre sans connaître de problème dans la compréhension. Par la suite les tomes sont plus liés, de nouveaux personnages apparaissent assez souvent pour rythmer la vie de nos deux acolytes, ce qui oblige, d’une certaine manière, à avoir connaissance des précédents tomes.

Le graphisme du manga est quant à lui assez joli : ce n’est ni trop brouillon ni trop détaillé. D’ailleurs, on voit une évolution du coup de crayon de l’auteur qui est assez prononcé si l’on compare le premier et le dernier tome parut. Les couvertures attirent toujours l’œil et au début de chaque tome on a le bonheur de découvrir une page en couleur qui est un vrai petit trésor. Enfin, pour agrémenter le tout, l’auteur a ajouté sur les tranches de certaines pages de petites anecdotes sur les personnages.

unnamed (1)Du côté des personnages, Hikaru Nakamura a dressé un portrait de Bouddha et Jésus qui est assez loin de ce que nous avons l’habitude de connaître. En effet, Jésus sera présenté comme un fan de cosplay et de manga, tenant un blog sur lequel il décrit toute sa vie. Et Bouddha comme une personne qui aime avoir les dernières tendances en matière de cuisine, joue à Nintendogs et qui écrit un manga comique sur ses disciples. Nous retrouvons aussi des personnages qui ont une importance dans l’histoire du christianisme et du bouddhisme comme les différents disciples de Jésus (Pierre et son frère André ainsi que Lucifer) ou encore, du côté de Bouddha, ses disciples comme Ananda, Brahmâ (le roi des dieux), et Mâra.

Le bémol qui peut vraiment freiner la lecture de ce manga est l’humour basé sur des passages de la vie de Jésus et Bouddha. Dans les premiers volumes, ne pas connaître leur vie antérieure n’est pas vraiment un souci, on peut lire tout en comprenant un minimum leur humour, mais l’on rencontre de gros problème avec les trois derniers tomes parus où les lacunes en christianisme et en bouddhisme peuvent ralentir la lecture. Sur certaines pages on peine à comprendre pourquoi les personnages rigolent, ce qui amène à un moment où l’on tombe dans une incompréhension total, ce qui nous enlève le plaisir de lire la suite. On cherche donc des explications car lire un manga comique sans comprendre les blagues est extrêmement désagréable. Les passages sur le bouddhisme sont ceux où l’on risque de rencontrer le plus de difficulté étant donné que c’est une religion assez peu connu en France. Mais nous sommes dans un monde où les solutions existent et nous ne pouvons que vous conseiller de lire le formidable manga La vie de Bouddha par le maître Osamu Tezuka, permettant de comprendre beaucoup mieux l’humour de l’œuvre de Nakamura.

D’habitude quand on parle de mangas on pense directement à des noms plus connu comme One Piece ou Naruto, mais l’on ne voit pas souvent des mangas basé sur l’humour. Avec Les Vacances de Jésus et Bouddha on rit constamment aux blagues des deux personnages et aux situations comiques  découlant de leur vie sur Terre. Le manga d’Hikaru Nakamura nous montre à quel point il est compliqué – et drôle – d’être un dieu dans notre monde.

Mégane Richard

La vanité des lettres : L’Écrivain raté de Roberto Arlt

Couverture l'écrivain ratéIl est des livres que l’on ne conseillerait pas à des amis écrivains ou aspirants à l’être, sous peine de risquer à les paralyser dans leur travail. L’Écrivain raté de Roberto Arlt est de ceux-là. Non pas qu’il puisse bloquer toute volonté d’écrire à la manière des chefs-d’œuvre de la littérature : devant des pages superbes on réévalue douloureusement son « talent » à la baisse. Le poids des génies du passé est ici évoqué (« Il te semble logique de penser que nous, êtres minuscules, pourrons surpasser ce qu’eux ont si parfaitement achevé ? ») mais l’écrivain argentin fait surtout preuve d’un féroce humour noir pour montrer la futilité d’écrire, l’absurdité d’y consacrer sa vie, le dégoût du milieu littéraire. Désespérant ? Oui mais infiniment drôle quant à la description de ce parcours en nullité exaltée.

L’art de la chute

Pourtant, le jeune auteur qui nous raconte ses malheurs a débuté par un coup de génie, une œuvre époustouflante, applaudie par la critique, adoubée par ses pairs et réclamée par le public : « Des trompettes d’argent exaltaient ma gloire dans les murs de la ville grossièrement badigeonnée et les nuits, dans mes yeux, se paraient d’un prodige antique, connu de personne. » C’est après que les choses se gâtent : plus d’inspiration ! Les idées, envolées. La motivation, désertée. Le talent évaporé. Pourquoi, comment, par quelle malédiction le feu s’est-il transformé en glace ? Nul ne le sait, lui encore moins. La gloire était advenue trop vite, les éloges furent trop flatteurs. La chute du petit paradis mondain n’en fut que plus douloureuse : « Comprenez-vous l’horreur d’une telle situation ? Deux ans, sans rien écrire. Se proclamer auteur, avoir promis monts et merveilles à ceux qui prenaient la peine de nous écouter et se trouver si vite, à brûle-pourpoint, avec la conscience d’être incapable de rédiger une ligne originale, d’accomplir quelque chose qui justifie le prestige résiduel. Comprenez-vous bien combien s’avère blessante cette infâme question de prétendus amis qui, s’approchant de nous, disent sur un ton naïf où transparaît indéniablement une malignité satisfaite : – Pourquoi ne travailles-tu pas ? ou bien : Quand est-ce que tu publies quelques chose ? »

© Winshluss

© Winshluss

Par dépit envers sa propre impuissance et par rancœur envers le talent de ses compagnons, il décide de se lancer, par cynisme exacerbé, dans la réalisation d’une grande œuvre négative, un « Décalogue de la non-action ». Un sursaut mensonger auquel il ne réussit pas à croire lui-même et qui mue en un club des non-écrivains sous le prétexte d’une nouvelle exigence divine. Il y a trop de textes, déclare-t-il ! Stop aux cadences infernales des grattes-papiers professionnels qui encombrent les librairies et les étagères particulières de leur insipide prose ! Sous le noble but de sauver l’art, la Loge des Exigeants rallie à sa cause de jeunes arrogants qui sèment la terreur chez les besogneux : « La thèse prospéra, devint un précepte. Beaucoup de crétins se mirent à respecter ma position spirituelle. […] Vous penserez que je mens, mais plusieurs individus qui préparaient des chefs-d’œuvre, interrompirent leur dur labeur aux cris de : – À bas les pondeuses de la littérature ! »

L’exigence bien comprise commençant par soi-même le narrateur, dans une incessante introspection psychologique, ressasse sa gloire passée comme justification de son inactivité : « Je détestais le bonheur des simples et des ingénus, et simultanément je cherchais leur compagnie, comme si eux, et eux seulement, pouvaient penser l’ulcère de mon mépris, déversant toujours son pus d’égotisme, une pourriture de venin dynamite. Avec cette croissance de la vanité, mon orgueil aussi redoubla, et je me jugeai intouchable, statue de marbre blanc sur laquelle c’était pécher que de projeter une ombre. Je tournai les yeux vers mon Œuvre réalisée il y avait bien longtemps et je la proclamai parfaite, impeccable. À qui voulait l’entendre, j’expliquais que seul le respect de ma création antérieure m’empêchait de produire quelque chose de nouveau qui ne soit pas plusieurs fois supérieur à elle. Et la surpasser… il était si difficile de la surpasser… »

L’inertie inactive de sa petite secte de récalcitrants finit néanmoins par le lasser. Les coups de poing dans le vide devinrent puériles : « L’homme finit par se fatiguer de tout, même de cracher à la figure de son prochain. Il faut convenir ici que nos insultes procédaient d’une bonne intention, mais il n’est pas possible d’être généreux éternellement, et nous nous dispersâmes. » N’ayant rien produit durant cette entreprise de bastonnade littéraire, sa tristesse s’accroît, son orgueil enfle. S’ils savaient, tous ces parasites, le génie qui m’habite, la puissance du verbe qui demeure tapie au fond de moi ! Ma voix est la seule qui mérite d’être entendue, la plus limpide, la plus parfaite. Quel dommage que mon talent ne refasse pas surface : « Je ne suis pas un type psychologique fait pour vivre dans une silencieuse médiocrité. Le génie, la beauté, l’art, constituent pour moi un déguisement, destiné à dissimuler les dimensions réduites de mon intelligence, qui à son tour repose sur la structure d’une vanité incommensurable. »

Logique de l’incohérence

Exaspéré par l’échec, son désespoir se transforme en haine pour ses contemporains. Il s’improvise logiquement critique littéraire afin de démolir le travail d’autrui (tous les journalistes littéraires ne sont-ils pas des écrivains ratés?) : « Rien ne parvenait à me plaire. Comme une vitre sale, j’appauvrissais la clarté la plus radieuse. […] Je découvrir en moi l’âme de l’inquisiteur. » Prenant un malin plaisir à jouir des livres qu’il détruit dans ses articles son but est d’attirer l’attention du landerneau des lettres. Mais le jeu ne prend pas. Aucune lettre d’insultes n’arrive sur son bureau, aucun duel n’est jamais provoqué. L’intérêt qu’il suscite confine au néant. Sa rage redouble : « Il y eut des moments où je rêvais que tous les écrivains aient une seule tête. Quelle joie alors de détruire cette tête unique à coups de marteau, ouvrir une fosse, ouvrir une fosse dans n’importe quel désert, enterrer bien profondément cette masse humaine et s’exclamer à gorge déployée : – La littérature n’existe plus. Je l’ai tuée pour toujours ! »

Suivant le sens du vent, il se prend pour un révolutionnaire, daignant prendre parti, du haut de sa grandeur incomprise, pour la cause du peuple : « Comme certains de mes compagnons, je voulus me rapprocher de la classe laborieuse. Je ne nierai pas avoir cru qu’en assumant une telle attitude je faisais une extraordinaire faveur au prolétariat. » Mais de la même façon qu’il fut excommunié par l’archevêque, les ouvriers refusèrent de lui servir de caution vertueuse, dévoilant l’artifice de sa posture, lui qui regardait les petites gens d’un œil hautain perché sur des cimes invisibles : « Je déclare fièrement que j’ai toujours méprisé le public ; mais, comme il faut civiliser le petit peuple et que nous, les dieux, ne pouvions rester continuellement dans les hauteurs sous peine de nous dégonfler, nous condescendîmes à nous intéresser aux masses et à leur donner des nouvelles de nos découvertes dans le monde de la beauté. Cependant, le public (l’éternelle brute) persista à ne pas nous lire, à ignorer notre existence. »

Changeant une nouvelle fois d’attitude, il se met en tête de ne plus s’informer du tout, teintant son échec d’une imperturbable indifférence aux affaires du monde. Puis, son indifférence tourne à l’acclamation forcenée de tout et de rien et donc à un mépris indifférencié et plat de tout ce qui est. Là encore, le désir d’attirer l’attention tourne court. Personne ne prête le moindre regard à son agitation effrénée. Et devant la déficience totale de son œuvre, l’évidence lui saute au visage : « Je suis un bourgeois égoïste. Je le reconnais. De là vient que rien n’arrive à m’indigner sérieusement. Ni le bon ni le mauvais. Je n’ai pas non plus la soif d’éblouir mon prochain. Si j’ai dit quelque part que je souffrais quand je ne pouvais pas écrire, c’était un mensonge. Je me suis écarté de la vérité pour orner ma personnalité d’un attribut qui puisse la rendre intéressante. »

La haine de soi comme remède à l’amour-propre

Roberto Arlt

Roberto Arlt

À ce portrait acide dénudant ses propres névroses, Roberto Arlt aurait pu écrire une suite visant l’envers de l’écrivain, son double intime : le lecteur. Il aurait pu s’appeler Le Lecteur apathique (ou boulimique), et nombre de bibliophages s’y seraient reconnus avec crainte et délectation. Giovanni Papini avait déjà esquissé pareil portrait dans Gog où il interpellait cruellement le lecteur, c’est-à-dire à lui-même : « Ne te paraît-elle pas misérable, cette vie, et ne paraît-il pas petit, ce monde ? Voilà ce que je voudrais te demander, ô très vil lecteur, nabot aveuli qui reste là à lire des pages, à écouter des battements de vie d’autrui, parce que tu ne sais pas accomplit d’actes, parce que tu ne sais pas vivre pour ton propre compte. Cela ne te paraît pas vil, lâche, très lâche ? Un siège t’accueille, devant toi il y a des feuilles cousues, sur ses feuilles il y a des signes noir, et tu parcours ses signes des yeux et ta petite âme sourit ou pleurniche, voit ou entrevoit, selon que les signes finissent par éveiller tes images somnolentes. Et tu crois vivre, je crois, en lisant des livres. En sortant tu regarderas avec un mépris infini le bas peuple qui n’est pas intellectuel, qui ne fait pas de psychologie et ne se nourrit pas de littérature. »

Écrivain ou lecteur, le triste constat est aujourd’hui le même : l’accumulation exponentielle de la médiocrité graphique oblige à une drastique sélection. Environ 600 livres sont publiés chaque année lors de la « traditionnelle » rentrée littéraire de septembre. Combien de ratés dans le lot ? Combien de péroreurs médiatiques s’évertuent à vendre leur œuvre dans une tornade de fatuité ? Combien de scandales ridicules sur les plateaux télés ? Combien de compromissions dégradantes ? Combien oseraient avouer dans un éclair de lucidité, à l’instar de l’écrivain de Roberto Arlt : « Je n’avais rien à dire. Le monde de mes émotions était petit. Là était la vérité. Mon esprit n’était pas en contact avec les intérêts et les problèmes de l’humanité ni avec la vie des hommes qui m’entouraient, mais avec des ambitions personnelles dénuées de valeur. »
Débordant d’amour pour leur propre plume certains d’entre eux mériteraient une bonne cure d’humilité afin de les désintoxiquer de leur dépendance égotique. Et ce ne serait pas la moindre des qualités de ce livre que de freiner cette épidémie.

Sylvain Métafiot

Au cœur de la légende arthurienne

guenievre-lancelotAu diable les écrits trop classique, nous préférons vous parler de Fantastique. Nous allons donc vous présenter une œuvre qui regroupe trois histoires que certain connaissent peut-être déjà par cœur : les Chroniques du Graal d’Anne-Marie Cadot-Colin. Nous retrouvons certains des plus illustre chevaliers de la Table ronde tel que Lancelot du lac, Perceval et Yvain le chevalier au lion. Le Premier récit est l’adaptation d’un roman en prose dont l’auteur est anonyme. Quant aux deux autres, il s’agit bien sûr des écrits de Chrétien de Troyes. Tout au long des pages, l’on croise le chemin de la reine Guenièvre, l’amante du chevalier Lancelot et épouse du grand roi Arthur, de Gauvain et de ses frères, neveux du roi, de la fée Morgane, de la belle Dame du lac ou bien sûr du sorcier Merlin sans qui tout cette histoire n’existerait pas, ainsi que de tout un panel de chevaliers, rois et personnages en proie à quelques maléfices et malédictions en tout genre. Mais c’est Lancelot qui aura ici toute notre attention.

Lancelot est sans doute le chevalier le plus connu après Arthur. Fils du roi Ban de Bénoïc, il a été élevé par la Dame du Lac dans des conditions qui étaient loin d’être désagréables. Après avoir appris durant toute son enfance à se battre, à monter à cheval et à développer toute sorte de talent et de qualité tel que la galanterie (dont la grande majorité des hommes d’aujourd’hui sont dépourvus), il part pour Camelot (aussi appelé Camaloth ou Camaaloth selon les versions) pour devenir chevalier et servir le roi Arthur. Une fois adoubé, il croise le regard de celle qui deviendra son amante, la reine Guenièvre, illustrant par là même la célèbre tirade de Corneille : « À qui sait bien aimer il n’est rien d’impossible. » En effet, pour l’amour de sa reine Lancelot se lance dans plus d’une aventure dangereuse comme la quête du château de la douloureuse garde où il lui fallut vaincre plus de quarante hommes en une nuit, ce qui lui vaudra le surnom de meilleur chevalier au monde.

lancelot1Toujours pour l’honneur et l’amour de Guenièvre, Lancelot endure les pires souffrances et humiliations : ainsi le jour où il dû monter à l’arrière d’une charrette ce qui était le pire des déshonneurs pour une personne de son rang. Ce vaillant homme rencontra sur son chemin beaucoup d’amis mais aussi des ennemis qui, par leurs combats, lui permit de progresser et de devenir celui que tous aimait et admirait. Mais comme beaucoup d’histoires d’amour, celle qu’il vivait avec sa dame finit de façon malheureuse. Guenièvre ne pouvant être avec lui choisi de vivre une vie sainte et pieuse dans un monastère pour racheter ses péchés suite à la mort du roi. De son côté, Lancelot partit vivre en ermite pour servir Dieu durant le temps qu’il lui restait à vivre. Lorsqu’il mourut, son corps fut transporté dans la tombe où reposait son compagnon et meilleur ami. Cet homme qui avait durant sa vie déjoué plus d’une malédiction et mit fin à plus d’un maléfice, cet homme dont on avait chanté les louanges dans plus d’un pays finit sa vie simplement, dénué et sans la femme qu’il aimait. Sa dévotion à la reine est le symbole de ce que l’on appelle l’amour courtois.

Léonore Boissy

Les Boutardises : le soupçon de misogynie

12071593_1635182596755637_424704004_nLes revues de littérature underground semblent s’être éteintes ; du moins, et c’est peut-être parce que je ne prête pas beaucoup d’attention aux mouvements qui s’embrassent à mes alentours, je n’en connais aucune précisément (est-ce bon de faire cet aveu dans une gazette qui se veut, pour sa production principale, journalistique ?). Écrire, le sens est noble ; les réunions liminaires du Gazettarium m’ont appris néanmoins qu’il n’y avait pas à suivre une idéation imprécise de l’acte de journalisme littéraire mais qu’il fallait produire à partir d’un matériau qui nous parle. Il m’a semblé, tout spontanément, que rien ne supplanterait davantage mes sens que de faire des chroniques fictionnelles, mettant en scène de brèves résurgences de pensées littéraires. Voici donc la naissance de ma propre revue ! Je déclare ouvertes LES BOUTARDISES ! En vérité je vous le dis, au diable le journalisme ! Je ne m’en sens pas digne. Faisons ici acte de littérature, et créons une atmosphère de teintes amusantes.

J’ai, sur les caisses brûlantes d’une grande surface, alimenté mon été à différentes lumières de la littérature étatsunienne du siècle passé ; entre, pour ceux qui nous intéressent aujourd’hui – il me fallait un auteur qui m’était inconnu –, Fante et les ouvrages qu’il me restait à lire de Bukowski. Première source de surprise : « les femmes ont une représentation bien traditionnelle ! » ; il ne doit pas exister de lignes misogynes aussi modernes qu’en ces ouvrages ; une question jaillissait : « mais pourquoi jubilai-je !? » Eh bien, parce que les aspérités sont colossales entre la femme fictive d’alors et la femme fictive d’aujourd’hui, qui se démène pour qu’on calcule avec elle véritablement. Elles sont, toutes, entre Arturo Bandini et Henry Chinaski, des déclencheurs néfastes et des sources de terreur : des putains usées aux ménagères soumises en passant par tous les archétypes prototypiques du déterminisme social, elles ne sont que des monstres d’irrationalisme difformes et ultra-sensibles. Aucune n’est flouée par les biais postmodernes de la « littérature underground » contemporaine (portée notamment par les différents blogs, articles, Tumblr, etc.). Ma question était légitime : « les femmes peuvent-elles vraiment, depuis qu’elles ont accès à la même éducation que nous, être devenues nos égales ? » ; direction Internet pour trouver une réponse (<3) !

Entendons-nous, ce que j’appellerai ici « littérature underground » est le corpus non-censuré de textes qui retracent ou une expérience sociale ou un propos s’éloignant du style neutre des articles proprement journalistiques, on y regroupera les recueils de memes et les textes idéologues ; de tout texte d’illustres noyés-dans-la-masse qui traite du sujet féminin ; la littérature féminisée/féminisante et pro-féminine foisonnent.

12116461_1635182876755609_125081511_oJ’ai partagé mes lectures entre madmoizelle.com, des Tumblr divers, des forums d’échange qui parlent notamment de la culture du viol ou de la place des femmes dans la société occidentalisée et d’ailleurs, et quelques autres sources émanant des profondeurs du web dont les intérêts principaux étaient la mise en exergue des voix plus virulentes, plus extrêmisées d’un parti comme de l’autre. L’image des femmes, sous les plumes masculines comme sous les plumes féminines (sic), y est duelle ; il y a d’un côté la littérature intellectuelle qui combat le patriarcat, tant dans ses codes sociaux que linguistiques, éclate les topoï surannés de la femme soumise qui subit le quotidien comme une pauvre bête de champs, qui questionne ses interactions sociales et la façon dont son habitus la mène à être dominée ; d’un autre côté la dénonciation didactique de sa vulnérabilité, en outre, son énervement profond face aux différentes pratiques masculines de rue (ou d’ailleurs), comme le harcèlement (ou le cyber-harcèlement), en allant jusqu’à remettre en question les infrastructures citadines, générées selon les activités sociales masculines spécifiquement– entendre ici « qui favorisent l’inertie des hommes et contraignent au mouvement permanent les femmes » –, qui empêchent leur sécurité. En réalité, il n’existe dans sa grande majorité que la seconde partie des thèses proposées ; le discours dominant tend vers une volonté de conscientiser générale : les femmes ne sont pas des bouts de viande et peuvent même sortir traumatisées de certaines interactions. Je me suis attardé sur « le projet crocodiles », dont le parti pris du dessinateur/scénariste (masculin) est de transformer les hommes (sans distinction, pour des soucis de cohérence) en crocodiles et de les confronter à différents schémas de rencontre avec des femmes auxquelles, sans le réaliser, ils feront du tort ; qu’ils choqueront, humilieront, brutaliseront, où ils généreront angoisses, peurs, malaises (la main vient d’ailleurs de passer, une femme s’en occupe désormais). Entre Bandini et Chinaski qui traitent les femmes en salopes sans les respecter et ce nouvel artiste, les enjeux ont changé ; bien que le procédé ne soit pas nouveau, on explicite les différents faits des femmes et on en fait des actrices prosaïques des scènes sociales littérarisées. Il n’est dès lors question que de les introniser et de briser les nombreuses entraves sous lesquelles elles pourrissent.

Pour le cas de la littérature – dans son acception plus commune –, il devient difficile d’identifier le sexe des plumes – on peut essayer d’en préjuger selon certains mécanismes d’écriture éducationnels inconscients du narrant mais l’estimation reste imprécise – et le courant général semble se féminiser – à s’efféminer, plus précisément. On est dans une époque où Judith Butler est passée, où les enjeux sociaux prédéterminés par le genre sexué se délient, où l’on essaie de faire la différence entre genre et sexe. Entre la pré-mouvance de la beat generation avec Fante, son heure décadente de gloire sous Bukowski (qui réfute catégoriquement cette affiliation d’ailleurs) et l’ère moderne, des changements monumentaux ont été conduits concernant la représentation collective des femmes ; identités collective et individuelle fragilisées, postmodernisme, tant de coups de hanche (sic) dans le massif littéraire !

Et pourtant, si dans nos esprits virils elles restent des salopes ignares avec lesquelles il est inconcevable d’avoir la moindre discussion intellectuelle, si elles restent des êtres dont la seule langue est celle des sentiments et des paroles ésotériques, notre rapport social à elles est de plus en plus contraint. Où se sont donc enfuies ces heures superbes où le fait des hommes étaient l’autorité et la domination sexuelle ? Ah !… Pas encore si loin, ne nous tracassons point trop. Il doit bien, à l’instar de la pornographie de Chinaski, nous rester quelques femmes à connaître et quelques autres à faire rosir.

Afin de conclure sur une note plaisante, puisque la lecture de ces différentes sources d’esprit m’ont épuisé, je voudrais citer Oscar Wilde : « Les femmes forment un sexe purement décoratif, elles n’ont jamais rien à dire mais elles le disent d’une façon charmante » ; enfin, si j’en rigole bêtement, n’était-ce pas que je suis de l’autre côté ? (<3)

Alexandre Boutard