Cléone, Hermione et Oreste
Face à la vérité ressentie comme telle, on ne peut que se taire. Mais à ne rien dire, cet article serait trop court, et se révèlerait assez inutile. Il faut donc parler, en essayant de donner à ce qui fait l’éclat autant de brillance qu’il s’en est produit à la lecture.
Il doit exister des centaines de lectures de Racine, le triple concernant Andromaque, et l’on ne saurait déloger Barthes de l’autel où il se tient. En ce cas, pourquoi ajouter à ce qu’il fut dit d’autres paroles ?
L’on pourrait reprendre Ibn Khaldûn traduit par Abdesselam Cheddadi, quant à la Bibliothèque d’Alexandrie :
« Sa’d Ibn Abî Waqqâs écrivit à ‘Umar Ibn al-Khattâb pour lui demander des ordres au sujet de ces ouvrages et de leur transfert aux musulmans. ‘Umar lui répondit : ‘‘Jette-les à l’eau. Si leur contenu indique la bonne voie, Dieu nous a donné une direction meilleure. S’il indique la voie de l’égarement, Dieu nous en a préservés.’’ »
Mais ce serait sans compter qu’en littérature, il n’y a pas de bonne voie, et que la bonne parole peut attendre avant de luire. Il serait insane de prétendre qu’Hermione, d’Emmanuelle Rousset, résume tout Racine ou tout Andromaque. Mais elle en tient l’essentiel et le dépasse.
Sur Hermione
Autant se débarrasser tout de suite d’une idée rebutante : si Hermione est bien un essai sur l’acte IV, scène 5 de l’Andromaque racinienne, vous n’avez pas besoin de travailler sur Racine, ni sur le théâtre, ni sur la littérature pour le lire.
Dans cet essai point le point miraculeux de l’écriture, de l’hybridation entre philosophie et littérature, de l’accouplement de la pensée avec le verbe, de la fusion entre l’esprit et la lettre. Hermione nous parle et parle de nous. Si, comme l’affirme Gide, les tragédies de Racine sont « profondément humaines », Emmanuelle Rousset descend au labyrinthe avec nous, agrippe l’enjeu vital au cœur des ténèbres, et elle le remonte pour mettre au jour une flamme si noire.
Mise au jour et mise à jour, en même temps que mise au point, Hermione ne se donne pas pour but principal de traquer l’humain en Racine, et c’est peut-être ce qui en fait la force. L’essai se présente comme une réflexion sur la parole, sur le jeu de clarté et d’obscurité, de vérité et de mensonge, la faute et le pardon, les thèmes que convoque Racine dans son théâtre. « Oreste a le cœur vidé que celui d’Hermione soit plein de Pyrrhus, Pyrrhus sait si bien que celui d’Andromaque est le tombeau d’Hector qu’il use pour la forcer de procédés brutaux qui l’éloignent de lui. Ils savent qu’ils meurent de quoi ils vécurent, d’un murmure à soi qui les poussa à tenter ce que la nature ne peut soutenir, d’une misère qui voulut compter pour quelque chose par la seule force d’y prétendre » (p.27).
Si l’on passe rapidement par les topoï (la langue dévoile en voilant et voile en dévoilant), c’est pour plus vite et mieux monter dans des sommets que la langue vulgaire du critique ne peut qu’à peine refléter. Comment dire en peu de mots une réflexion qui s’étend brillamment et sans heurt, quand cette réflexion est elle-même si dense et si épurée ? « Ce que la vie courante obscurcit par perspectives coupées et nombre des relations, le théâtre le simplifie et l’expérimente comme en laboratoire en sélectionnant les variables, en raréfiant les causes et réduisant la nature aux termes de la loi » (p.88). L’on pourrait remplacer « le théâtre » par Hermione. Même Flaubert n’aurait pu réduire ces quatre-vingt-quinze pages dont l’intelligence nous emporte. À livre ouvert, le cœur perdure et toute l’action se déroule dans la pensée.
« L’art de Racine semble immobile. (…) Les palinodies de l’amour ont l’indifférence d’une houle, elles balancent autour d’un point fixe et prédestiné. (…) Au moment que chaque mot touche au ciel un contrechant sans mot, sans élévation, sans regard, lumière aveugle et verbe muet, vérité abolie de l’abolition de la vérité, le ravale sur la terre d’où il vient, disant sans dire qu’il ne parlerait pas si ce n’en était fait, que son commandement n’est plus qu’une demande que de la commander force à ne pas l’obtenir » (p.55)
Les personnages parlent mais ne communiquent pas, ils parlent à la surdité. L’homme pêche en se voulant par lui-même, l’homme faute en tuant Dieu, l’homme se perd en voulant faire de son désir la loi de l’univers. La muflerie de Pyrrhus n’a d’égale que son arrogance.
Le personnage principal de l’essai est Hermione, amante trahie et blessée, sublime de justesse ou de force, seul personnage lucide d’Andromaque. Pyrrhus, le lâche, le fourbe, le démesuré Pyrrhus, veut contredire le temps et l’espace, veut dédire l’amour et la fidélité. C’est un homme moderne par son manque de constance, c’est un homme de tout temps par son outrage, c’est un homme par sa bassesse.
« Explication de texte »
Pyrrhus, Andromaque et Astyanax
Lire autant de lumière peut faire un peu mal aux yeux. Les phrases sont denses, et Hermione fait partie de ces livres qui donnent l’impression, à la première lecture, que l’on passe à côté du quelque chose qui fait tout. Autrement dit, Hermione fait partie de ces livres dont on sait, à la première lecture, qu’on va les relire, parce qu’ils disent plus que ce qu’ils disent, parce qu’ils trouvent une résonnance en nous, parce que leur vibration se répercute en écho dans notre cœur et qu’on est sur la même longueur d’onde.
Lecture consciente des autres lectures, Hermione les englobe et les dépasse, prend au corps à corps un langage qui fut dit artificiel, sachant que l’artifice est aussi révélateur que le mensonge, montrant que le mensonge révèle le songe et soulignant que le songe est le lieu de la libido. Il faut remonter le cours tumultueux des passions pour comprendre l’humain qui explose en s’exposant. Si le théâtre racinien est obscur comme Dol-Guldûr, Emmanuelle Rousset est Mithrandir qui en révèle les sortilèges et le contenu de l’ombre.
La langue d’Emmanuelle Rousset est dite poétique. Il est vrai que l’on peut voir maintes accointances avec la philosophie poétique ou la poésie philosophique telle qu’elle existe de Lucrèce à Nietzsche. Mais sa poésie réside peut-être dans sa capacité à être sensuelle. À parler au corps, à ne pas s’épuiser. C’est un langage qui ressemble à un kaléidoscope. Chaque mot en nécessite un autre, tout semble magiquement aléatoire, mais l’on devine et comprend un sens profond.
Comme les alexandrins raciniens, Hermione déploie une langue où les sons et les sens se répondent en une harmonie charmante. Le lecteur se délecte d’un français ciselé, précis comme un scalpel, fin comme une feuille d’or, et à la fois compréhensible comme le vent et subtil comme le champagne.
« Les mots ne sont pas si puissants qu’ils pourraient rendre la vérité fausse. » (p. 75) C’est la velléité de Pyrrhus : travestir la vérité, mais il ne se doute pas que le travestissement se dit comme tel, et que tout maquillage se dénonce comme maquillage. Pour maquiller un crime il faudrait maquiller le maquillage, et maquiller le maquillage du maquillage et ainsi de suite jusqu’à se perdre dans une mise en abyme qui tourne en rond. L’effet Vache-qui-rit de Pyrrhus est raté, parce que sa mauvaise foi est connue de tous, la vérité est de notoriété publique. Vérité se dit en grec Aletheïa, soit « levée du voile », et Pyrrhus peut mettre autant de manteaux qu’il souhaite, la vérité finit toujours par éclater nue et une, comme la langue de Racine. Le dédoublement est celui des cœurs, pas de la vérité. La vérité est simple.
Les mots sont si puissants qu’ils rendent la fausseté vraie, de la même façon que Pyrrhus rend la vie et Andromaque un dernier soupir. Personne n’est sauvé mais une seule a le courage de la vérité, Hermione, qui « chante la vie qu’on lui ôte et qui ne fut pas sienne, le ciel des profondeurs où se refait l’enfance des destinées, l’avenir qui était sa vie antérieure, le paradis qu’elle perd deux fois de le perdre et de ne pas le connaître. Son enfance était fausse et ses souvenirs ne se sont pas passés. » (p. 86)
La vérité. La vérité est indicible. La vérité est indicible et pourtant, à chaque fois que l’on parle elle se dit. Elle est dans nos mots et, rassurant pour le critique, elle se voit en dépit des malheurs de la phrase. Rassurant pour le critique de savoir que malgré sa prose malhabile à expliquer l’orgasme de sa lecture, celui-ci va se dire parce qu’il est vrai, et qu’en dépit de sa faiblesse la force du livre parle par-delà ses mots. Ouf.
Willem Hardouin