Concilier journalisme et littérature ? L’exemple de Tokyo Vice

couvtokyoviceokAu XIXème siècle, il n’était pas rare que les écrivains publient leurs textes en premier lieu dans des gazettes. Parmi tant d’autres, Honoré de Balzac publia dès 1830 des articles, des contes, ou même des extraits de ses livres, dans la presse parisienne. Mais Balzac était romancier avant d’être journaliste. Au début du XXème siècle, un nouveau genre de journalisme mêle enquête et style littéraire, avec Jack London, Joseph Kessel ou encore Albert Londres. En France, les enquêtes au long cours sont rarement éditées en livre. Bien qu’on trouve quelques exceptions, comme l’ouvrage d’Annick Cojean sur le harem de Mouammar Khadafi (Les Proies, Grasset, 2012) ou celui de Florence Aubenas sur les femmes de ménages intérimaires (Quai de Ouistreham, Éditions de l’olivier, 2010), les enquêtes long format trouvent surtout leur places dans les revues comme XXI ou sur des sites Internet comme Ijsberg et Le Quatre heures. Une jeune maison d’édition a permis ce mois-ci la publication et la traduction de Tokyo Vice, une enquête de plus de 400 pages sur le fonctionnement de la mafia japonaise. Alors, journalisme ou littérature ?

« Basés sur des faits réels »

Dans Tokyo Vice, la première personne utilisée est celle du narrateur et de l’auteur, Jake Adelstein, qui raconte son parcours en tant que journaliste étranger intégré dans le plus grand quotidien nippon, le Yomiuri Shinbun, qui tire à plus de dix millions d’exemplaires quotidien. À la fois roman et enquête, immersion dans la vie d’un homme et plongée dans un univers méconnu, Tokyo Vice n’est pas une autobiographie, mais ce n’est pas non plus une simple enquête journalistique. On y découvre des morceaux de vie, des regrets, des moments honteux comme d’autres plus glorieux. En filigrane, entre deux enquêtes au goût âpre du crime, Jake Adelstein livre les concessions qu’il a dû faire pour mener à bien ses enquêtes dans les bas-fonds tokyoïtes. Des trafics d’êtres humains, avec des étrangères contraintes à la prostitution, aux crimes entre gangs, Jake aura été témoin du pire. Ici, la première personne nuance l’objectivité de l’article journalistique. À la fin du livre, un article publié dans le Washington Post en 2008 résume les enquêtes et le combat pour la vérité de Jake Adelstein. Mais dans son livre, l’auteur-héros livre les détails, ainsi que son parcours de journaliste. C’est un peu les coulisses et les ficelles du métier qu’il décrit, dans un style enlevé et travaillé.

Manuel de journalisme et parcours initiatique

Jake Adelstein

Jake Adelstein

Au-delà du style, parfois très familier, les anecdotes choisies sont prenantes. Le lecteur, qui passe du choc à l’émotion, ne ressort pas indemne d’une telle lecture. L’auteur questionne également son métier et les limites qu’il a franchies pour obtenir ce qu’il recherchait, se décrivant d’ailleurs comme une véritable « pute de l’info ». Les conseils, prodigués par ses amis flics ou par ses pairs, sont d’une grande clairvoyance. La plupart de ces bons mots sont certainement vrais pour n’importe quel journaliste, d’autres sont propres au Japon. « Tu dois te montrer amical envers les gens que tu n’apprécies ni politiquement, ni socialement, ni moralement. Tu dois respecter les journalistes qui sont tes aînés. Tu ne dois pas juger les gens mais apprendre à juger la qualités des informations qu’ils te donnent », lui lance un de ses collègues, alors que Jake fait ses premiers pas au Yomiuri, à 24 ans. Tout en découvrant le métier, Jake apprend aussi à se prémunir de l’émotion, à devenir aussi solide qu’un roc. « J’étais devenu très cynique. J’étais devenu un peu froid. Et dès qu’un journaliste commence à se refroidir, il est très difficile de le ranimer. Nous nous entourons tous d’une carapace psychologique pour pouvoir affronter nos émotions, garder le contrôle de nous-mêmes et répondre aux multiples deadlines ». Au plus fort de sa carrière, il voit à peine grandir ses deux enfants et passe rarement une journée entière en famille. Tout ces sacrifices pour un seul but, une seule obsession : la quête de vérité. Et si son obstination paye, elle lui vaut aussi des menaces de mort, prises au sérieux par le FBI qui le protège ainsi que sa famille, de retour aux États-Unis. Après avoir quitté le journal, il ne restera pas bien longtemps loin de ses enquêtes, malgré tout. L’appel de l’information est plus fort que celle de la sécurité. Il s’implique de plus en plus dans ses recherches, au point d’aider les victimes du trafic d’êtres humains à s’en sortir, en leur payant des billets d’avion, en les aidants à avorter. Et surtout, en se battant pour que justice soit rendue. S’il évoque ses réussites, il n’omet pas de décrire ses erreurs et de parler de ses faiblesses.

Ce livre au genre hybride semble bien difficile à classer. En tenant pour acquis que la sacro-sainte objectivité journalistique est un leurre, on pourrait dire que Tokyo Vice est à la fois « une enquête engagée » et un « roman non-fictionnel », des associations antithétiques au premier abord. Jake Adelstein dévoile l’envers du Japon, les arcanes de la police, les dessous de la corruption. Tout cela sans détour, mais avec une flopée de détails, si bien que le lecteur est parfois déboussolé. Et un livre qui vous déboussole, qu’il soit fictionnel ou non, c’est déjà la marque d’un bon écrivain.

Adèle Binaisse

La Triste fin du petit enfant huître : l’humour noir pour grands enfants

41Lk2HPwV8L._SX317_BO1,204,203,200_On sait ce que ce genre de titre cache comme histoire pas banale. Du genre à faire penser à ces bons vieux livres pour enfants qui recèlent leur part de macabre. Ce livre au titre étrange on le doit à Tim Burton, plus connu pour son talent de réalisateur que pour celui d’écrivain. En effet, en entendant son nom on pense immédiatement aux chefs-d’œuvre, plus qu’orignaux, que sont Edward aux mains d’argent, L’Étrange Noël de Monsieur Jack ou encore Les Noces funèbres. De son vrai nom The Melancholy Death of Oyster Boy & Other Stories (publié en 1998 aux Etats-Unis), La Triste fin du petit enfant huître et autres histoires permet de retrouver toutes les caractéristiques propres à l’univers de Tim Burton. Il prend la forme d’un recueil de poèmes illustrés par des dessins de l’auteur lui-même. On y trouve ainsi vingt-trois nouvelles contées en vers dont le format diverge selon les éditions.

Le titre du livre est assez révélateur de ce que l’on pourra découvrir comme histoire. L’ambiance macabre a sûrement été suggérée par l’ouvrage Les Enfants fichus d’Edward Gorey, où l’on trouve des dessins emplis d’ironie. Tim Burton a mis en scène des personnages souvent hybrides : soit adulte ou encore enfant. Ils ont tous une petite particularité matinée d’humour noir à l’exemple du couple de l’allumette et de la brindille, l’enfant tache ou encore l’enfant huître. Dans chaque histoire on est tiraillé entre divers sentiments : le rire, la tristesse, la peur. Aucun de ses êtres ne se ressemble ou ne nous ressemble et pourtant il semble se tisser une sorte de dénonciation de la société moderne. Le physique des personnages est comme une métaphore des problèmes que l’on rencontre aujourd’hui : l’histoire de l’enfant momie, par exemple, qui, par son physique et sa drôle de façon de penser, n’arrive pas à trouver sa place dans ce monde. Cependant, à cause de la tournure que prennent certaines histoires, ce livre ne doit pas être mis entre les mains de jeunes enfants. En effet, les fins joyeuses succèdent à celles extrêmement tragiques, se concluant souvent par la mort du personnage. Une ambiance macabre faisant évidemment songer aux films de l’auteur.

la-triste-fin-du-petit-enfant-huitre,-et-autres-histoires-4194072La particularité de Tim Burton est de combiner deux talents : l’écriture et le dessin. Sans ses propres dessins, l’impact n’aurait sans doute pas été le même. Les petites illustrations mettent ainsi en image les poèmes en venant appuyer le côté macabre de l’écriture. On reconnaît facilement le style de l’auteur : l’impression de dessins pas vraiment finis, un effet brouillon ou croquis. Pour certaines histoires les illustrations sont en noir et blanc (et parfois effrayantes) ; pour d’autres les couleurs sont assez lumineuses, éclairant d’une touche enfantine l’ambiance noir. Tout se marie assez bien. Le style des dessins est parfait pour amplifier l’atmosphère lugubre des poèmes. L’idée des illustrations est plutôt originale surtout dans un recueil de poèmes.

Ce livre est une autre façon de voir le talent de Tim Burton, sur un nouveau médium. Ayant déjà prouvé ses talents de réalisateur, il nous montre ici ses talents de poète. Son univers particulier colle à la peau mais avec de petites nouvelles qui riment, nous emportant dans un monde plein de tristesse et d’horreur mais qui peut se révéler beau malgré tout. Bref, un livre pour tout ceux qui aime l’humour noir d’un écrivain original et qui ont gardé une âme d’enfant. Clôturons par un petit extrait en anglais, puis traduit en français :

James
Unwisely, Santa offered a teddy bear to James, unaware that
he had been mauled by a grizzly earlier that year.

James
Inopportunément, le père Noël offrit à James un nounours, ignorant
qu’il avait été lacéré par un grizzly un peu plus tôt dans l’an.

Megane Richard

Raskar Kapac : nouvelle gazette artistique et inflammable

Bandeau

L’arrivée d’une nouvelle publication à vocation artistique est un petit événement dans un secteur de la presse saturé de périodiques consacrés à l’automobile, aux sports, aux voyages, au bien-être, à l’actualité culturelle, à la chasse, aux régimes minceurs, etc. Mettant un point d’honneur à valoriser le beau style littéraire et refusant de coller à l’actualité, Raskar Kapac n’a pas la prétention universitaire d’une revue ni l’aspect parfois racoleur des magazines. C’est une simple gazette de huit pages, dénuée de publicité, ayant pour volonté « de faire resurgir en pleine lumière quelques artistes incendiaires qui nous ont enseigné la puissance libératrice de la création ». La profession de foi est claire : « Dans une période de morosité intellectuelle, de mollesse spirituelle, nous croyons en une résurrection par le feu de l’écriture ! Dans une époque qui nie toute verticalité, nous affirmons le caractère révolutionnaire de l’acte créateur. » Pour ce premier numéro, c’est l’écrivain Jean-René Huguenin qui à l’honneur d’allumer la mèche.

Celui qui voulait « sauver le monde de la haine du monde »

Photographie inédite publiée dans Raskar

Photographie inédite publiée dans Raskar

Pareil à une étoile filante, Jean-René Huguenin, né en 1936, a traversé le ciel littéraire plus rapidement et plus ardemment que ses congénères, laissant dans son sillage un seul roman, La Côte sauvage, paru en 1960, un Journal et un recueil d’articles (Une Autre jeunesse) publiés posthumément, avant de s’éteindre à 26 ans, victime d’un accident de voiture. Huguenin était un stylite génial armé d’une foi de solitaire et d’un tempérament de feu. Le rejeton spirituel de Bernanos considérant l’écriture comme l’accomplissement personnel le plus noble qui soit : « J’ai plus envie d’écrire que d’être un saint. »

Dans un entretien imaginaire ouvrant le dossier, Yves Delafoy décrit ainsi les traits du jeune romancier : « Le visage grave et étonnamment lumineux, son regard intrigue et m’interroge. […] Une inquiétude et une volonté farouche semblent avoir taillé ses traits fiers. […] Huguenin sait que la vie intérieure dépend de notre attention, de sa tension continue, de cette volonté tendue, inflexible, de se créer. Savoir refuser pour se préserver des lâchetés. La grande affaire, me dit-il, est d’aimer, pleinement et sans réserve. […] Huguenin s’incarne dans tous ces doutes, tous ces combats, en ayant cette force de ne jamais quitter des yeux l’absolu. […] Ce n’est pas le rejeton de Narcisse. Il n’est ni Gide ni Valéry, et a cette certitude que c’est dans les moments où l’on se donne le moins que l’on se dépense le plus, ainsi qu’une flamme sans chaleur. »

S’ensuit un passionnant entretien, bien réel cette fois-ci, avec l’écrivain Christian Dedet, réalisé par Maxime Dalle, qui avait connu Huguenin au tout début des années 1960 à l’hôtel des éditions du Seuil juste après la parution de La Côte sauvage. Dedet y avait fait paraître, trois mois plus tôt, son premier roman Le Plus grand des taureaux. Les jeunes écrivains de la même génération se rencontraient fréquemment lors des petits cocktails de la maison. S’il ne prétend pas l’avoir aussi bien connu que ses amis de l’époque (Renaud Matigon, Jacques Serguine, Jean-Edern Hallier), Christian Dedet livre toutefois une juste description de la soif d’absolu qui habitait Huguenin : « Jean-René avait le sens, et même la prémonition d’une mission. Mission dont il lui appartenait de prendre conscience au jour le jour, dans une époque frelatée, assez parfaitement contente d’elle et avachie ; on le sentait appelé à faire naître avant peu un nouveau romantisme. Un romantisme épuré de tous miasme et sentimentalismes ringards mais porteur d’un nouveau souffle d’humanité. »
Par ailleurs, ses souvenirs de l’enterrement de ce solitaire lumineux sont très émouvants : « Je revois encore un demi-siècle plus tard l’église de Saint-Cloud, une multitude de visages, et entre les coulées d’une lumière presque indécente, tombée des vitraux, le drap noir et les larmes d’argent sur la caisse du jeune romancier le plus prometteur de sa génération. Ses jeunes héros : on les devinait capables de jouer au cadavre, au pays des Trépassés. J’entends l’horreur tonitruante des grandes orgues en fin de cérémonie. Paul Flamand en larmes. Je suis rentré à Paris en compagnie de Jean-Louis Bory ; on ne pouvait parler. »

Photographie inédite publiée dans Raskar

Photographie inédite publiée dans Raskar

Peu de temps avant sa mort, Huguenin préparait un second roman dont le titre n’était pas défini : il hésitait entre Le Mieux de la mort et Ennemis sur la Terre. Le récit met en scène Éric Laude, se rendant au chevet de son père mourant. Huguenin comptait terminer son écriture en 1963. Le destin en décida autrement. Grâce à la collaboration de Jacqueline Huguenin et de Michka Assayas, trois extraits inédits de ce roman jamais paru sont proposés. L’extrait d’Éric Laude assistant à l’humiliation d’une femme tondue à la libération est suffocant dans sa description des plus bas instincts de la masse (Huguenin méprisant le comportement moutonnier de ses semblables) : « Il les regardait jaillir d’une maison, tenant dans leurs serres une jeune femme blonde, vêtue d’un corsage blanc et d’une robe verte dont les deux couleurs semblaient mêlées dans ses yeux d’amande pâle. Il regardait leurs mains, des mains de femmes surtout, déchirer le corsage, tirer sur la jupe comme sur la peau d’un lapin qu’on écorche, tandis que la jeune femme, nue, muette et molle comme un linge, tournait vers lui un visage exsangue, presque gris, et comme soumis à la pression d’un ouragan – cils chavirant, narines pincées, coins de la bouche tirés, masque aux traits tirés par le vertige, l’angoisse, l’abandon, qu’il reconnaîtrait plus tard, en d’autres occasions, sur d’autres visages – et posait son regard sur lui, mais sans le voir, ne percevant sans doute plus, à travers les paupières défaillantes, qu’une ceinture de têtes cloutée d’yeux. »

Le passage où il décrit l’obsession d’Éric pour Nathalie, un personnage qu’il aime autant qu’il hait, n’en est pas moins éprouvant pour le cœur, renvoyant chacun à l’insondable détresse qui nous éprend un jour ou l’autre face à une passion dévorante : « Il ne lui restait plus qu’une immense, une affreuse pitié pour lui-même – la pitié, l’épouvante et l’horreur qu’il aurait éprouvé pour un fou, un lépreux. Il sentait se rapprocher la mort. Tout le conduisait à la mort. Il travaillait lui-même à sa perte. […] Puis brusquement, en un choc profond, étourdissant, trop violent pour qu’il en souffrît, l’image de Nathalie le clouait sur place. Il allait la voir dans quelques heures mais elle lui semblait disparue pour toujours. Il pensait à elle comme à une morte. »

Escales en terre actuelle

Raskar prépare un mauvais coup

Raskar prépare un mauvais coup

Loin de dédier l’intégralité de son numéro à Jean-René Huguenin, Raskar consacre également, dans ses dernières pages, un bel éloge à Jonah Lomu, célèbre rugbyman des All Blacks mort en novembre dernier ; revient sur l’exposition Fragonard amoureux au musée du Luxembourg ; applaudit au film de gangster Strictly Criminal ; fait une recension de l’album Ici le jour (a tout enseveli) du groupe de rock Feu ! Chatterton… Et nous fait voyager en Italie, à Turin précisément, sur les traces de Cesare Pavese s’étant donné la mort à l’hôtel Roma en 1950, des plus grands réalisateurs italiens célébrés au musée du cinéma sous la Mole Antonelliana, de saint Jean Bosco enterré au sanctuaire de Marie Auxiliatrice et de Friedrich Nietzsche devenu fou en 1889, s’agrippant au cou d’un cheval sur la piazza Carlo Alberto : « Le jour se lève. Café très serré sous les arcades de la Via Pô. Je suis au Fiorio où Nietzsche, Marck Twain et Melville vinrent écrire des heures durant. Dehors, trop de touristes en short, en marcel, en tong ou basket. Heureusement, à partir de 14h, le soleil les fait fondre. La masse touristique se réfugie toute l’après-midi dans les bacs à glaçons des hôtels. Tant mieux. Il faut souffrir pour être seul… »

La souffrance était une des conditions de la vie pour Jean-René Huguenin : « Le mystère, la souffrance et l’amour. Pas de vie sans cela, sans cette croix ». Loin des facilités éditoriales, il faut saluer le risque pris par cette gazette à s’aventurer sur des chemins escarpés et exigeants. L’effort est louable, le plaisir indéniable : il en ressort un petit bonheur de lecture permettant de s’isoler en soi-même. Gageons que les lecteurs de Raskar Kapac seront encore plus nombreux à se délecter d’un tel plaisir solitaire lors de la parution du deuxième numéro consacré au peintre Chaïm Soutine. C’est tout le mal qu’on lui souhaite.

Sylvain Métafiot

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Lire aussi l’article de Pierre Chardot « Jean-René Huguenin : la fureur d’écrire »

Les Boutardises : « Je suis Oignon » ; réforme de l’orthographe

Pulp Bescherelle

Annotations introductives

Cet article a pour vocation, à défaut de faire débat — je range mes crocs —, d’enrichir le retour critique qu’ont les usagers sur ce qui arrive à leur langue ; les premiers à produire une réaction étant naturellement ceux dont la maîtrise de cette dernière est la plus limitée (j’entends bien par là qu’ils n’en maîtrisent ni absolument la forme ni ne sont capables d’en apprécier l’historicité). Qu’on ne m’oppose aucun procès d’intention, je suis, sur ce dernier point, comme vous. Pour ce qui suivra, j’ai épluché le rapport réalisé par le Conseil Supérieur de la Langue Française de 1990. Voici ce qu’il dit.

Histoire simplifiée à l’extrême

Je suis wagnonL’Académie Française a été fondée dans la première partie du XVIIe siècle ; sa mission est, entre autres mais majoritairement, de faire de la langue un objet de rayonnement international (notamment, à l’époque, en la fixant). Le plus intéressant, ce qui parlera le plus à vos égos malmenés, le voici : cette entreprise fut engagée parce qu’on percevait dans la langue un idéal de beauté, de pureté, d’éloquence, de précision qu’il fallait à tout prix conserver et imposer à tous pour toujours. À notre époque, cette problématique est évidemment d’actualité ; on a donc ceci : « En installant, en octobre dernier (octobre 1989), le Conseil supérieur ici assemblé, vous (ici, le Premier Ministre) le chargiez, entre autres missions, de formuler des propositions claires et précises sur l’orthographe du français, d’y apporter des rectifications utiles et des ajustements afin de résoudre, autant qu’il se peut, les problèmes graphiques, d’éliminer les incertitudes ou contradictions, et de permettre aussi une formation correcte aux mots nouveaux que réclament les sciences et les techniques. »
Entrons dans le vif du sujet.

Les motifs

Dit très clairement, le motif est de rendre l’apprentissage de son code (c’est-à-dire l’orthographe) « plus aisé et plus sûr ». Quatre principes ont été suivis durant le travail de refonte de l’orthographe :
1) Ce devait être « ferme et souple », en garantissant la cohérence et la clarté — de forme et de fond — des rectifications, les professeurs auront ainsi une norme stricte sur laquelle reposer et baser le nouvel enseignement de l’orthographe ; et tout ceci ne se faisant évidemment pas à l’exclusion du code ancien (de l’orthographe telle qu’on l’a apprise, nous, « anciennes générations ») : il reste admis.
2) Mettre fin à des incohérences in-enseignables méthodiquement, qui ne servent « ni la pensée, ni l’imagination, ni la langue, ni les utilisateurs » ; le secrétaire perpétuel de l’Académie Française précise : « Ces rectifications ne prétendent pas à rendre l’orthographe simple et rationnelle (…) On rappellera seulement que, si la logique doit régir la syntaxe, c’est beaucoup plus l’usage et les circonstances historiques ou sociales qui commandent au vocabulaire et à sa graphie. »
3) Tenir compte des évolutions qu’on peut déjà observer.
4) Que les modifications ne prendraient pas la mesure d’un bouleversement de l’orthographe ; l’Académie promettant d’observer ses conséquences via des moyens informatiques.

Il faut rappeler que de telles modifications ont fragmenté l’Histoire de l’orthographe de France (« l’Académie française a corrigé la graphie du lexique en 1694, 1718, 1740, 1762, 1798, 1835, 1878 et 1932-35 ») ; malgré ce rapport sanguin à elle, on grandit avec un code en mouvement constant ; ses évolutions nous sont strictement invisibles. Si on ne parle plus la langue du XVIIe siècle (post-fixation linguistique j’entends), on préserve l’essence de satisfaction qui voulut qu’on la fixât. Objectivement, cela nous rend « capables » de lire des textes qui s’apprêtent à fêter leurs quatre-cents ans, et c’est là-dedans que devrait se trouver la source de « confiance » : les modifications s’institutionnalisent sans perdre de vue qu’il faut que les générations se comprennent et que le savoir filtre.

Dans les faits

soupeSi vous recherchez un exemplier justifiant tous ces nouveaux faits, la source est en fin d’article. En attendant, parlons des modifications effectives :
1) Les mots composés (« porte-monnaie ») se verront « soudés » à l’exception de ceux dont l’agglutination amènerait une mauvaise prononciation ou quand la dernière lettre du premier mot-composant et la première du second sont des voyelles (pour éviter qu’il diphtongue). L’exemple choisi par le secrétaire est « extra-utérin », qui donne sans tiret extrautérin (phonétiquement \ɛkstʁoteʁɛ̃\ au lieu de \ɛkstʁa-yteʁɛ̃\).
2) Les mots d’origine étrangère s’actualiseront selon le code grammatical français (un match, des matchs ; un cardigan, des cardigans ; un boom, des booms ; etc.).
3) L’usage de l’accent circonflexe, ou encore « accent du souvenir », utilisé en français pour rappeler la présence d’un graphème qui est tombé, est refondu. Celui-ci sera conservé sur les lettres a, e, o et ne sera plus obligatoire sur les lettres i et u à l’exception de cas utiles, tels que la conjugaison ou l’occurrence d’accents diacritiques (signes qui apportent une précision ; on prendra l’exemple d’une homographie qui court sur les réseaux sociaux : jeune/jeûne ; sur/sûr ; etc.).
4) À l’instar de l’accent circonflexe, l’utilisation de l’accent tréma est modifiée ; il devra désormais se placer sur la voyelle prononcée (aiguë devient aigüe ; exiguë devient exigüe ; etc.).
5) L’utilisation de certains accents aigus ou graves est modifiée afin de mieux coller à la production phonétique et dont l’exception ne trouvait un sens que dans la convention ; on aura notamment événement qui deviendra évènement ; considérerai qui deviendra considèrerai ; etc.
6) Concernant les participes passés de verbes pronominaux, se laisser voit son utilisation alignée sur se faire, c’est-à-dire qu’il devient invariable s’il est suivi d’un verbe au mode infinitif. Exemples donnés par le secrétaire permanent : « elle s’est laissé mourir (et non, laissée) ; je les ai laissé partir (et non, laissé(e)s) » à l’instar de « elle s’est fait maigrir » ou encore « je les ai fait partir ».
7) Enfin, concernant les anomalies comprises dans certaines séries de sens brèves, elles seront gommées : chariot (un seul r) devient charriot (deux r) ; cuissot (-ot) devient cuisseau (-eau) ; douceatre (-eatre) devient douçatre (-çâtre) ; etc.

Enfin, pour l’anecdote, nénufar, ce mot-blason (d’origine arabo-persane), a toujours été orthographié ainsi, sauf dans la huitième édition du dictionnaire où sa graphie a été modifiée (1932-1935). Le ph est justifié par une racine grecque, quand la racine étymologique est autre, il devient une anomalie de langue. Le mot « pharmacie » n’est en conséquence pas concerné (racine grecque pharmakeia).

Pour l’exposé détaillé et très savant, je vous laisse vous rendre sur le lien suivant, où tout est expliqué très en détail.

Conclusion peu utile

En conclusion peu utile, message à tous ceux qui parlent de novlangue, de décadence, d’appauvrissement, d’affaissement du niveau, à tous les « je suis oignon » qui se renseignent au travers de grands médias seulement : le jour où vous consulterez des documents-sources, des ouvrages de spécialistes afin de vous forger une opinion et non plus les seules informations médiatisées, vous pourrez prendre une position d’Ancien ou de Moderne, d’ici là, il ne reste qu’à s’occuper de ses domaines de compétences et de subir les mouvements de ceux qu’on n’entend pas, à bon entendeur, salut !

Alexandre Boutard

Une nouvelle histoire pour demain

« Tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. »

proverbe africain

Demain couvertureL’écologie, le développement durable, on nous en parle depuis qu’on est enfant. Les médias, les professeurs, les instituteurs et quelques proches l’évoquent. On connaît, ou du moins on pense connaître, l’état désastreux de notre planète, on sait ce qui est à proscrire, on sait ce qui est néfaste pour l’environnement. Oui on sait. On sait, et pour autant le quotidien nous emporte et reprend finalement le dessus. Le livre Demain, écrit par Cyril Dion (d’après le documentaire du même nom co-réalisé par Mélanie Laurent, sorti en salles en décembre 2015) tente de remettre en question cette image évidente et biaisée du quotidien. Demain n’a pas choisi de se morfondre dans l’accusation, mais s’évertue à proposer une autre vision du monde, des alternatives. Il met en lumière des modes de vie, des quotidiens qui se veulent un peu différents. Il tend à montrer que le changement existe, qu’il est possible, et bien plus que possible, qu’il est enviable. Que notre quotidien n’est finalement qu’une fiction qu’on décide de perpétuer. Il souligne ingénieusement que rien est immuable et que le point de bascule est fragile. Le quotidien de Cyril Dion s’est vu bouleversé en 2012, lorsque le journal Le Monde a publié une étude qui proclamait que la fin de la planète pourrait avoir lieu d’ici 2100. Sont pointés du doigt la pollution, le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité, la déforestation… Alors que faire ? Que faire si les mobilisations qui émergent depuis la timide prise de conscience écologique des années 1960 ne changent rien ? 85 ans, c’est si court. Une génération. Nos enfants.

Demain est parti à la recherche de ces gens à travers le monde qui ont décidé d’écrire une autre histoire, qui ont eu le courage de s’émanciper du système pour créer une société à leur image. Le livre, tout autant que le documentaire, nous emporte dans cette nouvelle « fiction collective », cette nouvelle histoire à travers le récit de citoyens, d’hommes et de femmes qui nous ressemblent. Demain transforme un sentiment d’impuissance en un puissant souffle d’espoir.

Rob Hopkins et son billet de 21 Totnes Pound

Rob Hopkins et son billet de 21 Totnes Pounds

Demain est un projet novateur parce qu’il s’interroge en profondeur sur les moyens de parvenir à un changement durable. Il s’interroge sur les racines, sur ce qui nous a conduit à adopter et pérenniser un modèle contre nature. Qu’est ce qui fait que nous sommes enfermés dans une sorte de vision hermétique de notre monde et de notre société, qui nous empêche d’accéder à un mode de vie qui serait en adéquation avec notre environnement, avec les autres, avec nous-même? Cyril Dion affirme que nous sommes le victimes d’une « croissante virtualisation du réel », si bien que nous sommes devenus incapables de « mettre en relation nos actes et les conséquences que nous ne voyons pas, que nous ne sentons pas. » Les conséquences sont des chiffres ou quelques images qui se présentent à nous de manière abstraite et disparate. Qui remettrait en question son mode de vie pour une idée qu’il appréhende difficilement, qui ne lui offre aucune certitude, aucune sécurité ? C’est bien la vision que nous avons de notre quotidien qui empêche toute idée de changement, cette sorte d’image qui modélise les conditions d’organisation de nos vies et qui lui donne un sens. Le problème étant que l’on nous livre qu’une seule illustration. Si le discours environnemental est assené depuis que l’on est enfant, celui-ci paraît bien maigre comparativement au mythe du progrès et de la spirale consumériste qui dicte notre quotidien. Ce sont deux récits qui s’opposent frontalement, et à défaut de savoir ce que l’on peut gagner grâce à l’écologie, on imagine ce qu’on aurait à perdre en s’engageant dans une voie plus soutenable. Comme le souligne Rob Hopkins, l’initiateur du Totnes Pounds, la monnaie locale de la ville de Totnes en Angleterre, les gens imaginent qu’aller vers l’écologie, renoncer au progrès tel qu’on l’entend aujourd’hui, c’est à long terme vivre reclus au fond d’une grotte. Le projet de Demain consiste à retourner ces a priori, et à il s’évertue jeter les bases d’un nouveau récit où le citoyen tient la plume. Tout au long des pages, le lecteur découvre ces hommes, ces femmes, qui par des actions éparses bâtissent ensemble une nouvelle histoire. Assis dans un fauteuil ou dans les sièges d’une salle de cinéma, on se laisse aisément emporté. C’est là tout le charme des histoires bien racontées.

Cependant, si Demain raconte des histoires, il s’évertue surtout à mettre des images sur le réel, sur ces solutions soutenables qui fleurissent partout dans le monde. Le livre retrace les entretiens menés avec les acteurs du monde de demain, comme Pam et Mary à Todmorden dans le Yorkshire, qui se sont lancées malgré leurs doutes et leurs incertitudes dans l’aventure des Incroyables Comestibles, mouvement aujourd’hui international qui vise à développer la culture de fruits et de légumes au sein des villes. Une culture par et pour les habitants, de manière totalement gratuite. Pam Warhust affirme : « C’est ce qu’on fait de mieux, raconter des histoires. C’est ce qui parle au cœur, c’est ce qui fait la différence ».

Démocratie participative en Inde

Démocratie participative en Inde

Il y a également Charles et Perrine au Bec-Hellouin en Normandie qui se consacrent à la permaculture qui leur offre aujourd’hui des rendements à surface égale bien supérieurs à la moyenne de la monoculture des grandes exploitations. Il y a Pocheco, l’usine d’enveloppes au Nord de la France qui place le respect de l’environnement et de l’homme au centre de ses préoccupations. Il y a Rob qui s’est engagé à Totnes pour créer une monnaie locale. Il y a ces citoyens islandais qui en 2009 ont osé renverser le gouvernement et la finance de leur pays et qui se sont battus pour participer à la rédaction d’une nouvelle Constitution participative. Il y a Elango, maire de Kuttambakkam en Inde qui a révolutionné la vie de son village en instaurant un véritable système de démocratie représentative sous le couvert d’une coopération entre les castes. Il y a ces îles renouvelables comme l’Islande et la Réunion qui s’orientent vers une transition énergétique, Copenhague, première capitale neutre en émission de dioxyde de carbone, San Francisco qui s’évertue à donner une seconde vie aux déchets de la ville. Des citoyens, des directeurs d’entreprise, des maires, des États-Unis jusqu’en Inde, en ville et en campagne. Il y a des sourires, des rires, des partages, et cette formidable envie d’agir.

Shane Bernardo, un des piliers d’Erthworks Urban Farm qui vise à produire de la nourriture dans la ville de Detroit pour les plus démunis pense « qu’il nous faut être créatifs pour construire le monde dans lequel nous voulons vivre ». Demain nous offre cette incroyable source d’énergie créatrice. Il nous présente toutes ces actions, tous ces mouvements qui s’épanouissent aux quatre coins du monde, et nous met face à face avec nous même. Il n’y a plus de on sait, mais on a conscience de. Demain nous fait prendre conscience que notre quotidien n’est peut être pas le plus enviable. Il nous montre que s’engager dans une voie plus respectueuse de l’environnement n’est pas synonyme d’austérité, de régression, non. Car ce n’est pas uniquement pour le respect de la nature que ces militants s’engagent, mais aussi pour le respect de l’homme, pour la paix, la solidarité, la coopération, l’échange et le partage, et il semble que ces valeurs découlent naturellement de leurs actions. Demain nous emmène le temps de quelques pages, de quelques heures, en dehors de notre quotidien, un quotidien qui finit presque par devenir un peu étranger. Comme si notre nature nous rappelait à l’ordre. Tant le livre que le film sensibilise le public et donne à chacun les outils pour s’exprimer, pour s’engager, pour changer les choses en nous incluant dans cette grande communauté organique qui déborde de créativité et de richesse. Tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin (proverbe africain).

Depuis que le mouvement est lancé, des initiatives fleurissent dans la France entière. Demain utilise des histoires pour en raconter une, il s’adresse directement au pouvoir créatif de l’homme dans l’intention de reconstruire les bases d’un monde plus respectueux de la planète et des hommes. Il laisse dans son sillage de nombreuses réflexions sur ce que nous faisons de notre imagination, de nos rêves, de nos vies. Il nous fait prendre conscience que dans un sens où dans l’autre, tout est une question de temps, qu’un récit sans créativité n’a jamais fait une belle histoire, qu’il est encore tant de laisser libre cours à notre imagination avant que l’intrigue ne muselle irrévocablement et tristement nos prétentions.

Pauline Fricot

Poème gagnant de la 2e Veillée Poétique (décembre 2015)

À l’aube de la fête des Lumières et en hommage aux victimes des attaques du 13 novembre, vous aviez été nombreux et nombreuses à vous joindre à nous afin de veiller en poésie sur le thème de la lumière. Ce 3 décembre 2015, un texte avait retenu notre attention plus que les autres. Dissimulé derrière un titre plein d’humilité, Lumière, Vincent Villanueva nous avait offert tout un monde non pas à entendre, mais à voir.

gustav-klimt-3-ages-femmeC’est dans un style très emprunté au cinéma que nous découvrions cet auteur pour la première fois. Au rythme de vingt-quatre images par seconde, sans ponctuation pour démêler les mots, le poète nous laissait une « fenêtre » ouverte sur une « scène éphémère de [son] intimité ». Son écriture visuelle nous permet de fixer plus durablement sur nos rétines volages ces micros-événements du quotidien frappés d’éternité. Des reflets bleutés des bas en nylon, évocation sensuelle de la traîne de poussières que laissent les comètes sur leur passage, aux raies de lumière qui traversent les stores pour venir poignarder l’obscurité, rien n’échappe à l’œil de Vincent Villanueva.

Une autre qualité littéraire très remarquée se situe dans l’hymen charnel des contraires réalisé à mots couverts. Il s’agit en effet d’une poésie de la suggestion baignée dans la moiteur des secrets d’alcôve. La femme, notamment, y est toujours bifide. À la fois émettrice et réceptrice de lumière, la figure féminine incarne à elle seule les trois âges de la femme. Lorsqu’elle abaisse ses paupières (l.3) c’est simultanément à la manière d’une jeune fille chaste et d’une amante en extase. Elle abrite en son sein le cosmos et fond, ensemble, la masturbation stérile et l’acte d’amour fécond.

La vue n’est pas le seul sens sollicité puisque les bruissements de l’amour sont aussi pré-textes à la composition d’une véritable bande originale. Du premier « battement » de cœur, à la fois celui du nouveau-né et de l’amant, à la « cadence » du va-et-vient sensuel, en passant par « l’accord principal », sincère osmose de deux souffles, la scène s’adresse aussi à nos oreilles. Cette poésie « sans un mot » nous rappelle que nous ne voyons pas qu’avec nos yeux.

Si vous êtes comme nous avides de nouvelles expériences textuelles, nous vous invitons à nous retrouver le jeudi 18 février à 19h sur le campus berge du Rhône de l’Université Lumière Lyon 2 pour une nouvelle Veillée Poétique (lien de l’événement).

Céleste Chevrier

usage de la photo annie ernaux

Lumière de Vincent Villanueva

La lumière de tes bas dans la chambre nue si allongée tue l’obscurité
Tu te caresses la clarté de tes doigts danse avec moi
L’ombre de tes cils découpe l’agile visage de son langage nuit sage sans dérapage
Par la fenêtre du matin me vient ce dessin
Un battement d’existence dans l’obscurité matinale
La cadence de l’accord principal
Le soleil de février humide et chaud
Un premier éclair partagé sans un mot

Il apparaît délicat sur la pointe du matelas
La lumière éclaire sans se retourner
La scène éphémère de notre intimité

L’intense de la chair, cet espace de velours
La naissance d’un monde entre le feu de l’amour

Quartett ou Les Liaisons Dangereuses

11Suite à la pièce présentée au Théâtre des Célestins de Lyon en janvier 2016, Quartett permet au public d’apprécier l’art du dramaturge allemand du XXe siècle Heiner Muller. Surnommé le « Beckett de l’Est », étant au cœur du post-modernisme il est l’après-Brecht, l’après-Jouvet. Profondément influencé par le contexte dans lequel il vit (l’arrestation de son père par les nazis, son aversion pour les jeunesses hitlériennes), et ayant une inclinaison envers le pessimisme, il écrivit durant la Seconde Guerre Mondiale et la Guerre Froide en vivant en RDA. Révolté et désillusionné comme la plupart des auteurs de ce temps, il réécrit les mythes européens les plus connus dans une société qui ne marche plus, qui se détruit, dont le communisme n’est plus une alternative mais un négatif du capitalisme qui déçoit tout autant. Une adaptation des mythes européens qui ont traversé les siècles que ce soit en Grèce Antique (Œdipe-tyran, Prométhée, Empédocle) ou en Angleterre (Hamlet-machine, Macbeth) ou encore en France (les deux héros des Liaisons Dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos jouant dans Quartett). Il leur redonne cette fraicheur perdue en les inscrivant dans l’actualité à la manière de Jean Giraudoux avec La Guerre de Troie n’aura pas lieu.

Les deux survivants

12647825_1127626093955584_2127134243_nLa pièce s’ouvre sur une didascalie qui déstabilise le lecteur : « Un salon d’avant la Révolution Française. Un bunker d’après la Troisième Guerre Mondiale. » Le mélange du fait historique et d’un autre totalement imaginaire mais à la portée de la représentation de tous et permettant de (re)découvrir deux célèbres libertins : Le vicomte de Valmont et La Marquise de Merteuil. Ces deux héros, morts à la fin du roman du XVIIe siècle, (re)vivent, parlent et se déplacent sur scène en pleine lumière par la grâce du dramaturge. La première version est un roman épistolaire, c’est-à-dire composé d’un long dialogue entre les personnages, ici illustré de vive voix. Dans quelle autre occasion on verra-t-on ces deux « célébrités » discuter devant nous ? S’ils ne survivent pas à la vertu et la morale de Laclos ils survivent, apparemment, à cette Troisième Guerre Mondiale. Les qualités que cela demande sont douteuses. La guerre, selon Muller, est un «  Excellent venin contre l’ennui de la dévastation. »

Quartett, « l’art dramatique des bêtes féroces »

Quartett signifie l’orchestre de quatre musiciens. Le titre de l’œuvre n’est pas choisit au hasard. Lassés de discuter entre eux, happés par un « ennui pascalien », Valmont et Merteuil commencent à jouer avec leurs victimes : La Tourvel, et la jeune Cécile de Voslanges. Merteuil joue Valmont quand ce dernier joue la Tourvel. Valmont garde son rôle quand il est face à Cécile de Voslanges jouée par Merteuil. On voit que chacun adopte un rôle plus ou moins faible selon leurs tours. Pour autant, cela ne les dérange pas de narguer les victimes de leur libertinage. D’où le génie d’Heiner Muller : en faisant jouer un quartett de situations les masques antiques de la joie et de la tristesse, ainsi que les miroirs mystiques, apparaissent sur scène dans les visages des acteurs.

Faites l’amour, pas la guerre

12665745_1127625490622311_2011239774_nEntre Merteuil et Valmont est-ce l’amour ? Est-ce la guerre ? Chacun pousse l’autre par maintes provocations d’en avoir plus, d’en avoir les meilleures conquêtes, d’aller le plus loin possible. Et pourtant, lors de la première situation, la femme joue l’homme, l’homme joue la femme. Chacun d’eux à son tour joue la victime puis le bourreau. Tous ces masques « prêtés » et incorporés font le sublime mélange de l’amour physique. Ils prennent corps, ils prennent forme. Dans cet échange d’âmes « la peau se souvient » lance Merteuil. Et elle regrette Valmont avant qu’il entre en scène, puis lui rappelle qu’il vaut mieux. Pincement au cœur empoisonné du corps imbibé par l’odeur du cynisme qui transporte, à travers les veines, la soif du pouvoir, de la séduction, du sexe, de la nuisance, de la souffrance infligée mille fois à soi-même juste après autrui. Et dans un langage où même les questions finissent par des points. Personne n’attend de réponse. Le mot de chacun est le dernier. Tourbillon de phrases courtes de notre temps et longues d’un temps lointain. Le langage d’alors avec l’audace et l’arrogance des termes sexuels et des mots empruntés à la modernité de nos expressions d’aujourd’hui.

La passion, la chair, l’esprit. Trois mots qui résument et rappellent La Philosophie dans le Boudoir du Marquis de Sade où l’existence de Dieu est mise en examen dans la nudité des corps. Les libertins ne peuvent pas ne pas parler de Dieu. Les Libertins ne peuvent pas ne pas parler de la mort. C’est bien pour cela qu’ils sont libertins. Et si Heiner Muller a écrit cette pièce si renversante par les situations, les personnages et les discours employés dans un flacon de poison condensé de 23 pages c’est que, pour lui, la société s’écroulait dans les instincts. La question de la mort et de l’éphémère de la vie étaient trop importantes et il a laissé aux experts de tous les époques le soin de la résoudre : aux libertins.

« L’instrument qu’est notre corps ne nous est-il pas prêté pour que nous en jouions jusqu’à le silence en fasse sauter les cordes. »

Maria Chernenko